Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs, de même que les désignations territoriales qui y sont utilisées, et leur publication ne signifie pas que l’OIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Cet article est également disponible en anglais (International Labour Review, vol. 164, no 1) et en espagnol (Revista Internacional del Trabajo, vol. 144, no 1).
Les articles rassemblés dans ce volume sont d’une grande importance. Ils constituent en effet une avancée remarquable de nos connaissances sur le travail et pourraient permettre une amélioration des pratiques. Nous voudrions, dans les quelques lignes qui suivent, expliquer pourquoi.
Les dernières décennies ont été le théâtre, dans un grand nombre de pays, d’un véritable démantèlement des protections du travail (Méda, 2019). Cette remise en question a été théorique: on se souvient de la mise en cause répétée, par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2004), de la fameuse «législation sur la protection de l’emploi», critiquée pour sa rigidité. Mais elle a aussi été pratique, comme en témoignent les nombreuses réformes visant à flexibiliser le travail intervenues durant ces années. Elles ont aussi souvent mis au premier plan, en tout cas dans les pays occidentaux, la question du temps de travail, de l’articulation de celui-ci avec d’autres temps sociaux, comme ceux consacrés à la famille ou aux loisirs, voire de sa réduction, comme en France.
Dans plusieurs pays, en Allemagne dans les années 1980, en France plus tard, l’idée selon laquelle le travail serait désormais fortement imprégné et contraint par la rationalité instrumentale, la logique capitaliste et la spécialisation technique, et que dès lors une voie de sortie possible consisterait à réduire la place occupée par le travail et à se libérer de celui-ci, s’est assez largement diffusée. C’est ce qui a conduit certains auteurs à considérer que la question des conditions de travail n’avait pas fait l’objet d’une attention et d’un débat public suffisants, invisibilisée qu’elle était par celle du chômage et de l’emploi – comme le syndicaliste Bruno Trentin l’a reproché, en particulier à la gauche, dès 1997 dans la Cité du travail (2012 pour la traduction française) –, et à appeler à libérer le travail, c’est-à-dire à améliorer les conditions concrètes d’exercice du travail (Coutrot, 2018).
Néanmoins, pendant toute cette période, des travaux ont continué d’être consacrés à l’analyse des conditions de travail, et d’importantes enquêtes ont permis de mesurer de façon précise l’évolution de celles-ci, qu’il s’agisse des enquêtes nationales ou de l’enquête européenne sur les conditions de travail. En 2019, l’Organisation internationale du Travail (OIT) a ainsi pu rendre compte des conditions de travail de plus d’un milliard de personnes dans le monde (Europe, États-Unis, Turquie, Chine, Amérique latine), mettant notamment en évidence que l’exposition à un risque physique était fréquente (plus de la moitié des travailleurs étant tenus d’exécuter des mouvements répétitifs), qu’entre un cinquième et un tiers des travailleurs étaient exposés à des niveaux élevés de bruit ou encore que les femmes travaillaient plus que les hommes et gagnaient moins (OIT et Eurofound, 2019). La notion de travail soutenable a alors commencé à susciter l’intérêt.
Comme l’a rappelé Patricia Vendramin dans sa note intitulée «Travail soutenable, faisable, durable: de quoi parle-t-on?» (2016), qui retrace la généalogie du concept de travail soutenable, cette notion est apparue dès 2002, dans l’ouvrage Creating Sustainable Work Systems (Docherty, Forslin et Shani, 2002), et était notamment censée permettre d’apporter des solutions à la question de l’intensification du travail. Comme le rappelle Vendramin (2016, p. 2), pour Docherty et ses coauteurs un système de travail soutenable désignait un système qui doit être en mesure de reproduire et développer toutes les ressources et composantes qu’il utilise. Il doit pouvoir régénérer et développer les ressources humaines et sociales qu’il mobilise.
Selon Vendramin (2016), le concept comportait à l’origine une dimension sociotechnique, qui visait l’interconnexion des facteurs humains, sociaux et écologiques dans les activités humaines. Son usage par les ergonomes français spécialistes des questions de vieillissement aurait conduit à l’abandon de cette approche sociotechnique et à un recentrage sur la qualité du travail. On est alors passé du «système de travail soutenable» au «travail soutenable». La dimension écologique, déjà assez faiblement présente dans les premiers travaux – même si plusieurs chapitres de l’ouvrage Creating Sustainable Work Systems s’intéressaient à la question écologique, les auteurs reconnaissaient dans leur conclusion que «bien que la notion de systèmes soutenables soit empruntée à l’écologie, ce livre se centre principalement sur d’autres types de ressources – humaines, sociales et économiques» (Docherty, Forslin et Shani, 2002, p. 214) – a disparu.
Comme le montrent Lisa Herzog et Bénédicte Zimmermann dans leur contribution au présent numéro («Travail soutenable: une carte conceptuelle en vue d’une approche sociale-écologiqueé»), les questions relatives au travail et celles relatives à l’écologie ont depuis lors été traitées dans des champs et disciplines différents, et seules des notions voire des slogans tronqués, ne permettant pas d’appréhender de façon intégrée la question de l’épuisement des travailleurs et de la nature, ont été proposés. L’ensemble des articles figurant dans ce numéro a pour immense mérite de nous aider à construire un concept solide de travail soutenable sans contourner les inévitables difficultés qui peuvent freiner cette entreprise.
Dans leur article, Herzog et Zimmermann proposent un véritable bouleversement conceptuel: en effet, au-delà des objectifs limités visés par les «emplois verts» ou le «travail décent», les autrices proposent une révision du concept de travail qui s’inscrit dans la lignée de la nouvelle définition adoptée par la dix-neuvième Conférence internationale des statisticiens du travail. Selon celle-ci: «Le travail comprend toutes les activités effectuées par des personnes de tout sexe et tout âge afin de produire des biens ou fournir des services destinés à la consommation par des tiers ou à leur consommation personnelle. […] Le travail exclut les activités qui n’impliquent pas la production de biens ou services (par exemple, la mendicité et le vol), le fait de prendre soin de soi (par exemple, la toilette personnelle et l’hygiène) et les activités qui ne peuvent pas être réalisées par une autre personne que soi-même (par exemple, dormir, apprendre et les activités de loisirs)» (OIT, 2013, p. 54).
Selon Herzog et Zimmermann, le travail soutenable doit à la fois intégrer la durabilité écologique et sociale, aborder le travail au-delà du travail rémunéré, prendre en compte les interdépendances locales et mondiales et être explicite quant à ses fondements normatifs. Elles le conçoivent comme des activités productives et reproductives qui favorisent et activent les capacités essentielles à l’épanouissement des êtres humains et des autres espèces vivantes, aujourd’hui et dans le futur. L’ambition est immense. Les autrices conditionnent la possible réalisation de celle-ci à l’adoption de l’approche des capabilités et à une repolitisation du travail.
Les articles suivants permettent à la fois de confirmer la manière dont les attentes qui sont aujourd’hui placées sur le travail peuvent être satisfaites par une telle définition et de donner des indications concrètes sur la voie à suivre pour y parvenir. Ils convergent tous sur plusieurs constats.
L’organisation du travail et la manière dont les travailleurs et travailleuses sont traités est bien sûr essentielle, mais la nature de ce qui est produit par l’activité de travail importe également. Un travail contribuant à détruire les conditions de vie sur terre est délétère pour la santé et le bien-être des individus.
La possibilité donnée aux travailleurs et travailleuses de s’exprimer non seulement sur leur travail, mais plus largement encore sur la manière de le faire, sur la nature des biens et services produits, bref la délibération collective sur le travail, est un des moyens essentiels de rendre le travail socialement et écologiquement soutenable.
L’organisation d’une telle délibération est complexe, difficile, lourde. Elle ne doit pas éviter les conflits et les désaccords, mais au contraire permettre leur expression; elle doit pouvoir se traduire dans la législation qui régit les «droits» du travail.
La législation qui régit les «droits» du travail ne peut pas se contenter d’être nationale, elle doit pouvoir permettre d’éviter que certains pays n’améliorent leurs conditions de travail qu’en dégradant celles des autres. C’est l’ensemble des chaînes de valeur internationales qui doivent être concernées.
Enfin, les syndicats doivent occuper une place de choix dans la mise en œuvre de cette révolution, et les propositions de démocratisation du travail portées par le Manifeste Travail (Ferreras, Battilana et Méda, 2020), soutenues par la Confédération européenne des syndicats ou l’ancien commissaire européen à l’emploi ou encore la ministre du Travail espagnole, doivent faire l’objet de déclinaisons concrètes.
C’est donc bien à une véritable révolution, tant conceptuelle que pratique, qu’appellent les auteurs. Ce numéro spécial ouvre en conséquence un vaste chantier de travail, qu’il s’agisse de la recherche académique ou de la pratique.
D’abord, concernant les acteurs à même de mettre celui-ci en œuvre, il invite à s’interroger sur la responsabilité de l’OIT (on ne voit pas qui d’autre pourrait être chargé de concevoir une telle réglementation, de même que de contrôler son respect) et sur l’articulation des différentes institutions internationales: OIT, Organisation mondiale du commerce (OMC) et, pourquoi pas, une éventuelle Organisation mondiale de l’environnement. C’est toute la question de la régulation des chaînes de valeur et de l’éventuelle adoption universelle de la directive européenne sur le devoir de vigilance qui doit continuer à faire l’objet de recherches, de même que les dispositifs comme la directive CSRD1 ou les réflexions sur les nouvelles missions imparties aux entreprises.
À côté de ce chantier macro, les questions concrètes et majeures concernant les modalités de démocratisation des entreprises doivent en effet être approfondies: quelle articulation entre représentation des syndicats et participation directe des salariés? À quel niveau les droits à la délibération sur le travail doivent-ils être inscrits et quelle peut être leur composition? Faut-il revoir la mission des entreprises et jusqu’où? Faut-il réviser, comme le proposent nombre d’auteurs, la comptabilité d’entreprise pour orienter les choix de celles-ci et si oui quels sont les systèmes alternatifs les mieux adaptés? À un niveau plus macro, faut-il revoir le système de comptabilité nationale – un dispositif universel – pour y intégrer les activités non payées de care (Folbre, 2006; Heggeness, 2023) et reconnaître ainsi la centralité de ces activités?
Enfin, quelle est la meilleure manière de reconnaître cette centralité et de donner une place renouvelée aux activités de care payées et non payées? Il existe plusieurs voies pour y parvenir. L’une d’elles consiste à adopter une conception très élargie du travail, qui comprend finalement la quasi-totalité de l’activité humaine et englobe les activités domestiques et familiales. Elle peut cependant entraîner, si l’on n’y prend garde, une forme de confusion et certains risques: par exemple qu’une rémunération de ces activités soit exigée et qu’un tel processus ne fasse qu’aggraver la spécialisation genrée des rôles dont on pouvait espérer le recul (Jany-Catrice et Méda, 2011). Ou encore que l’ensemble des activités humaines soient considérées comme faisant partie de la «production» et que dès lors des activités dont les finalités étaient autres soient soumises aux processus de rationalisation que connaît le travail rémunéré. Aristote ne disait-il pas que «la vie est action, non production»? C’est la raison pour laquelle, dans nos premiers travaux (Méda, 1995), nous invitions à distinguer les activités selon leur finalité et à garantir que les hommes et les femmes puissent accéder à la gamme entière des activités humaines – productives, familiales, politiques, de libre développement personnel –, en proposant une définition plus restreinte du travail, trop restreinte selon certains. Pour éviter les inconvénients de ces deux approches, il est possible d’adopter une conception élargie du travail – comme celle portée par ce numéro spécial – tout en évitant les risques que nous venons de signaler, comme le fait par exemple le rapport de l’OIT intitulé Prendre soin d’autrui: un travail et des emplois pour l’avenir du travail décent (2019), qui propose de reconnaître, réduire et redistribuer les tâches de care non payées à l’intérieur des familles et entre l’État et les familles. Cette proposition permet d’accorder un rôle central à la notion de soin, de recalibrer les finalités de l’action humaine et de substituer à un paradigme de l’exploitation et de la conquête un paradigme du respect, de l’amour et du prendre soin comme le suggérait l’écologue Aldo Leopold (1949) dans Almanach d’un comté des sables [traduit en français en 1995].
Notes
- Directive (UE) 2022/2464 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 modifiant le règlement (UE) no 537/2014 et les directives 2004/109/CE, 2006/43/CE et 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises. ⮭
Références
Coutrot, Thomas. 2018. Libérer le travail: pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer. Paris: Éditions du Seuil.
Docherty, Peter, Jan Forslin et A. B. (Rami) Shani (dir.). 2002. Creating Sustainable Work Systems: Emerging Perspectives and Practice. Londres: Routledge.
Ferreras, Isabelle, Julie Battilana et Dominique Méda (dir.). 2020. Le Manifeste Travail: Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer. Paris: Éditions du Seuil.
Folbre, Nancy. 2006. «Measuring Care: Gender, Empowerment, and the Care Economy», Journal of Human Development, 7 (2): 183-199. http://doi.org/10.1080/14649880600768512.
Heggeness, Misty L. 2023. «The Girly Economics of Care Work: Implications for Economic Statistics», AEA Papers and Proceedings, 113: 632-636. http://doi.org/10.1257/pandp.20231108.
Jany-Catrice, Florence, et Dominique Méda. 2011. «Femmes et richesse: au-delà du PIB», Travail, genre et sociétés, 2011/2 (26):147-171. http://doi.org/10.3917/tgs.026.0147.
Leopold, Aldo. 1949. A Sand County Almanac and Sketches Here and There. New York: Oxford University Press. [Traduit en français sous le titre Almanach d’un comté des sables: suivi de quelques croquis, Aubier, Paris, 1995.]
Méda, Dominique. 1995. Le travail: une valeur en voie de disparition? Paris: Flammarion.
Méda, Dominique. 2019. «Trois scénarios pour l’avenir du travail», Revue internationale du Travail, 158 (4): 689-716. http://doi.org/10.1111/ilrf.12128.
OCDE. 2004. Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2004. Paris: Éditions OCDE.
OIT. 2013. Rapport de la conférence, dix-neuvième Conférence internationale des statisticiens du travail, 2-11 octobre 2013, Genève: BIT.
OIT. 2019. Prendre soin d’autrui: un travail et des emplois pour l’avenir du travail décent. Genève: BIT.
OIT et Eurofound. 2019. Working conditions in a global perspective. Genève et Luxembourg: BIT et Office des publications de l’Union européenne. [Un résumé en français est disponible sous le titre «Les conditions de travail dans une perspective mondiale», à l’adresse https://www.ilo.org/fr/publications/les-conditions-de-travail-dans-une-perspective-mondiale.]
Trentin, Bruno. 2012. La cité du travail: la gauche et la crise du fordisme. Paris: Fayard.
Vendramin, Patricia. 2016. «Travail soutenable, faisable, durable: de quoi parle-t-on? Origine et évolution d’un concept», note d’éducation permanente de l’ASBL Fondation Travail-Université (FTU) no 2016, 9 juin. Bruxelles: FTU.