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Introduction – Le travail soutenable: exploration des exigences d’une approche sociale-écologique du travail

Auteurs: Lisa HERZOG (University of Groningen) , Bénédicte ZIMMERMANN orcid logo (EHESS Paris and Wissenschaftskolleg zu Berlin)

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    Introduction – Le travail soutenable: exploration des exigences d’une approche sociale-écologique du travail

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Résumé

Le «travail soutenable» n’a pas de définition claire. Ses diverses dimensions ont jusqu’à présent été étudiées par des courants de la recherche différents, alors que les implications politiques des appels en faveur d’un «travail soutenable» ont suscité peu d’intérêt. Ce dossier spécial montre qu’il est nécessaire d’adopter une approche intégrant ces différents courants pour appréhender les conflits politiques inhérents au concept, ainsi que ses différentes dimensions et leur potentiel. Cette introduction présente l’éclairage que les divers contributeurs au dossier apportent sur ces dimensions et leur nature politique.

Mots clés: travail soutenable, durabilité écologique, soutenabilité écologique, soutenabilité sociale, conflit, démocratie

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Publié le
2025-04-02

Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs, de même que les désignations territoriales qui y sont utilisées, et leur publication ne signifie pas que l’OIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.

Titre original: «Sustainable Work: Exploring the Requirements of a Social-Ecological Approach to Work» (International Labour Review, vol. 164, no 1). Traduction révisée par les auteurs. Également disponible en espagnol (Revista Internacional del Trabajo, vol. 144, no 1).

1. À la recherche du «travail soutenable»

Alors que l’avenir du travail est soumis à un impératif de soutenabilité (OIT, 2019), le concept de «travail soutenable» a jusqu’à présent peu retenu l’attention des sciences sociales. Qui plus est, il n’existe pas de définition claire de la soutenabilité appliquée au travail. Au moins deux conceptions se dégagent des débats actuels. La première est une interprétation sociale, axée sur les personnes, qui aborde la soutenabilité sous l’angle des conditions de travail, de la santé et des relations sociales, entre autres (Eurofound, 2015 et 2021; Vendramin et Parent-Thirion, 2019). La seconde est une interprétation écologique, qui accorde de l’importance à la relation avec les systèmes environnementaux, à la préservation de la biodiversité et à la réduction des émissions de CO2 par exemple (Hoffmann et Paulsen, 2020). Il reste cependant à savoir comment concilier ces deux visions. Si leur relation a parfois été envisagée en termes de «conflit» («emplois contre climat»), il ne fait aucun doute que les sociétés contemporaines doivent trouver le moyen d’articuler exigences sociales et exigences environnementales du travail (Aigner et al., 2016; Méda, 2018; Jochum et al., 2020).

L’approche de la «transition juste» portée par l’Organisation internationale du Travail (OIT) (2015, pp. 4-5) constitue un premier pas dans cette direction en ce qu’elle préconise d’associer «emplois verts» et «travail décent». Toutefois, réunir ainsi deux concepts qui ont été définis indépendamment l’un de l’autre conduit à ne pas s’interroger sur leur articulation. Par ailleurs, cette approche repose sur une vision traditionnelle du travail, qui le réduit à l’emploi, si bien qu’elle ne permet pas d’examiner ce qu’implique la concrétisation de la soutenabilité sociale-écologique du travail, lorsque celui-ci est entendu dans un sens plus large.

Toute réflexion sur le travail dans le contexte de la crise environnementale soulève des questions plus vastes sur la place de la (re)production humaine au sein des écosystèmes en général (Barca, 2020). Cette réalité invite à tenir compte non seulement du travail rémunéré au sens classique, mais aussi des multiples formes de travail non rémunéré (travail familial, prise en charge des proches, bénévolat, militantisme, etc.) et informel (rémunéré ou non) par l’intermédiaire desquelles les individus interagissent entre eux et avec le monde qui les entoure1. Elle implique en outre de penser au-delà des frontières nationales pour prendre en considération les interdépendances mondiales du travail.

Ce dossier spécial réunit des chercheurs venus d’horizons disciplinaires variés pour contribuer à une réflexion sur un avenir soutenable du travail. Des approches théoriques issues de la philosophie, de la sociologie, du droit du travail et de l’économie politique sont conjuguées avec des démarches ethnographiques intégrant des dimensions sociale, psychologique et sanitaire. En réunissant ces points de vue, nous entendons contribuer à l’élaboration d’une matrice conceptuelle de la catégorie «travail soutenable», sans éluder les questions politiques et éthiques posées par l’opérationnalisation de ce cadre.

La politisation du travail soutenable constitue le fil rouge des articles qui composent ce dossier. Elle est abordée sous un angle différent dans chaque contribution, depuis les fondements normatifs de la soutenabilité jusqu’aux enjeux liés à la décolonialité, en passant par la participation des travailleurs à la délibération collective, la gouvernance des entreprises ou encore l’action syndicale2.

2. Vers une conception holistique et décoloniale du «travail soutenable»

Mener une réflexion sur le travail soutenable, requiert de faire évoluer notre conception du travail. Le concept de «développement durable» implique une solidarité entre les générations (Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1987, p. 43) qui inscrit le concept de travail soutenable dans un horizon long, quand la logique économique privilégie l’efficience à court terme. Il suppose par ailleurs d’adopter une optique mondiale au lieu de se cantonner aux régimes de travail nationaux. La soutenabilité nous impose donc d’appréhender le travail de manière holistique, c’est-à-dire de rompre à la fois avec le présentisme et avec le nationalisme méthodologique (Wimmer et Glick Schiller, 2002) et d’intégrer dans un même cadre analytique les dimensions sociale et environnementale, trop souvent envisagées de manière séparée par différents courants de la recherche.

Beaucoup de formes contemporaines de travail font partie intégrante d’interdépendances mondiales qui portent l’empreinte d’inégalités de pouvoir qui favorisent l’externalisation de pratiques non soutenables vers les pays pauvres. Une description purement économique de ce mécanisme d’externalisation a souvent conduit à dépolitiser le travail et à réduire les travailleurs au silence. Pour accorder leur juste place à ces enjeux, il importe de reconnaître l’épistémologie colonialiste et eurocentrique – plutôt qu’une approche mondiale – qui continue de dominer notre pensée sur le travail.

Les deux premières contributions à ce dossier spécial portent sur ces aspects. Dans l’article intitulé «Travail soutenable: une carte conceptuelle en vue d’une approche sociale-écologique», Lisa Herzog et Bénédicte Zimmermann s’appuient sur des travaux de recherche critiques et sur les documents publiés par les institutions internationales afin de dégager quatre exigences d’une approche holistique du «travail soutenable»: 1) intégrer soutenabilité écologique et soutenabilité sociale; 2) ne pas réduire le périmètre du travail à ses formes rémunérées et formelles; 3) prendre en compte les interdépendances locales et mondiales; et 4) expliciter les fondements normatifs de la soutenabilité. En pratique, articuler ces quatre dimensions n’est cependant pas tâche aisée et requiert pour aboutir la participation des travailleurs. Une telle démarche participative suppose une repolitisation du travail à divers niveaux et, par conséquent, l’établissement d’un lien entre les appels au «travail soutenable» et les approches plaidant en faveur d’une démocratisation de l’économie.

Dans «Discours sur le travail soutenable dans les communautés touchées par l’activité minière: à la recherche d’un concept décolonial», Ania Zbyszewksa et Flavia Maximo remettent en cause les épistémologies eurocentriques qui imprègnent de nombreux débats sur la soutenabilité et le travail. Elles s’intéressent plus particulièrement au capitalisme colonial, racial et extractiviste sous ses diverses formes et à son impact sur les populations autochtones et l’environnement dans des contextes non occidentaux. Elles s’appuient sur un savoir normatif ancré et des pratiques contre-hégémoniques pour élaborer une définition décoloniale et émancipatrice du travail soutenable. Elles illustrent leur approche en comparant les discours au sein de deux communautés touchées par l’activité minière, l’une au Brésil et l’autre au Canada, et montrent que, si les conceptions dominantes du travail soutenable sont souvent instrumentalisées à des fins économiques, il existe aussi des visions centrées sur d’autres valeurs et d’autres relations avec la nature.

3. Comment organiser le «travail soutenable» sur le terrain?

Autre question: comment organiser le travail de telle manière qu’il soit soutenable? Est-il possible de le faire dans le cadre traditionnel des entreprises capitalistes, mues par la recherche de profits, ou des structures de gouvernance nouvelles sont-elles nécessaires? Quelles contradictions faut-il résoudre dans la pratique pour que le travail soutenable devienne réalité? Deux contributions sont consacrées à des exemples d’organisations dans lesquelles les tensions entre différentes dimensions du travail soutenable sont négociées sur le terrain.

Dans «Agir sur la qualité du travail pour développer sa soutenabilité – Une approche en psychologie du travail», Antoine Bonnemain présente une étude de cas concernant des éboueurs. Les interventions en ergonomie et psychologie du travail (plus précisément en clinique de l’activité) qu’il a mises en place et analysées avec ses collègues révèlent que les dispositifs de participation directe ont permis aux travailleurs de prendre part active dans la négociation de conflits entre différents acteurs et entre différentes dimensions de la soutenabilité. Pour concevoir ces interventions, des considérations relatives à la qualité du travail et à son impact sur la santé du personnel ont été prises en compte. L’article montre que donner aux travailleurs le pouvoir d’agir sur leurs conditions de travail peut avoir une forte incidence sur la santé publique et la protection de la nature. Le déploiement à plus grande échelle de cette approche nécessiterait l’adoption de nouvelles formes de gouvernance, de consultation et de délibération dans les entreprises, de même qu’une transformation profonde de leur cadre juridique.

L’étude présentée par Geoffroy Gonzalez dans «La délibération collective sur le travail peut-elle le rendre soutenable? Le cas d’une coopérative d’intérêt collectif» illustre le cas de coopératives (en l’occurrence les «coopératives d’intérêt collectif») dont le modèle économique se veut écologiquement soutenable et dont l’objectif est de renforcer la soutenabilité sociale et le pouvoir d’agir démocratique. Comme le révèle cette étude de cas approfondie, la mise en pratique d’une forme d’organisation «holacratique» permet qu’une grande diversité d’acteurs participe aux processus décisionnels. Toutefois, lorsque des tensions apparaissent entre enjeux écologiques et enjeux sociaux, la question de la soutenabilité écologique passe au second plan, si bien qu’il est difficile de se prononcer sur l’impact environnemental réel de ce modèle.

Ces exemples montrent que le travail soutenable ne peut devenir une réalité sur le terrain que si des régimes de participation et des structures de gouvernance permettent que des négociations et adaptations permanentes garantissent la prise en compte des différentes dimensions de la soutenabilité. Ils interrogent aussi sur la possibilité de changement et l’identification des acteurs du changement.

Dans leur contribution («Les travailleurs en première ligne du changement climatique: repolitiser l’action syndicale pour le climat»), Ben Crawford et David Whyte se penchent sur le rôle des syndicats dans la lutte pour la justice environnementale. Ils font valoir que, appliquée au travail, la soutenabilité est trop souvent assimilée à un «intérêt commun» partagé par les travailleurs et les employeurs, ce qui l’exclut du champ de la négociation collective. Les marchés du travail et processus de travail capitalistes tendent à être préjudiciables aux travailleurs aussi bien qu’à la nature. La transition vers un travail écologiquement soutenable exige donc une mobilisation collective des travailleurs, parce que les caractéristiques de l’organisation du travail, par exemple la précarité et l’intensification du travail, sont dommageables non seulement pour le corps des travailleurs, mais aussi pour l’environnement. En conséquence, les revendications en faveur d’emplois soutenables sur le plan social doivent aussi être comprises comme des revendications climatiques et être intégrées aux négociations pour une «transition juste».

4. Libérer le potentiel du «travail soutenable»

Pris dans leur ensemble, les articles qui composent ce dossier spécial contribuent à la littérature sur le travail, parce qu’ils rassemblent des préoccupations théoriques relatives à diverses dimensions de la soutenabilité (sociale, environnementale et géographique) et tirent des enseignements d’expériences mises en œuvre pour que le travail devienne soutenable dans la pratique. Ce faisant, ils ouvrent la voie à une étude empirique du travail soutenable. Ils mettent en lumière l’intérêt d’une démarche holistique tenant compte non seulement de tous les acteurs concernés – à commencer par les travailleurs –, mais aussi de temporalités longues et des interdépendances mondiales.

Nous espérons en outre qu’ils prépareront le terrain à l’ouverture de discussions, non seulement sur la collecte systématique de données permettant d’étudier le travail soutenable, mais aussi sur l’adoption de politiques susceptibles de donner naissance à des formes soutenables de travail, par exemple par la création de statuts juridiques permettant de concilier plus facilement les différentes dimensions du travail soutenable. Envisagé de manière globale, le «travail soutenable» n’est pas juste un moyen de couvrir les catégories de travail existantes d’un vernis écologique: il peut conduire à une réévaluation de la nature de notre système économique et de la possibilité de le faire évoluer. Appréhendé ainsi, il devient une catégorie éminemment politique.

Notes

  1. Le périmètre du travail pourrait aussi être étendu de façon à englober le travail non humain (exécuté par les animaux, les robots, la nature, etc.). Ce dossier spécial a cependant pour objet le travail humain.
  2. Au départ, deux articles sur le travail non rémunéré devaient apporter un éclairage sur un aspect supplémentaire de la politisation du travail soutenable (Pruvost, 2021), mais leurs auteurs ont malheureusement renoncé à les publier.

Remerciements

Ce projet a bénéficié du concours du Wissenschaftskolleg zu Berlin et de la fondation Ammodo, dans le cadre de son prix pour la recherche fondamentale (catégorie sciences humaines, 2021). Nous remercions également les évaluateurs de la Revue internationale du Travail pour leurs commentaires précieux, ainsi qu’Uma Rani Amara, Aristea Koukiadaki et Esther Barrett pour leur soutien indéfectible tout au long du processus.

Références

Aigner, Ernest, Lucia Baratech Sanchez, Desiree Alicia Bernhardt, Benjamin Curnow, Christian Hödl, Heidi Leonhardt et Anran Luo. 2016. «Sustainable Work: Seven Case Studies on Social-Ecological Implications in Europe», WWWforEurope Working Paper No. 112. Vienne: WWWforEurope.

Barca, Stefania. 2020. Forces of Reproduction: Notes for a Counter-Hegemonic Anthropocene. Cambridge: Cambridge University Press.

Commission mondiale sur l’environnement et le développement. 1987. Our Common Future. Oxford: Oxford University Press. [Traduit en français sous le titre Notre avenir à tous, 1988, Montréal, Éditions du Fleuve.]

Eurofound. 2015. Sustainable Work over the Life Course: Concept Paper. Luxembourg: Office des publications de l’Union européenne.

Eurofound. 2021. Working Conditions and Sustainable Work: An Analysis Using the Job Quality Framework. Challenges and Prospects in the EU Series. Luxembourg: Office des publications de l’Union européenne. [Un résumé en français est disponible sous le titre «Conditions de travail et travail durable: analyse fondée sur le cadre de la qualité de l’emploi», à l’adresse https://www.eurofound.europa.eu/system/files/2021-03/ef20021fr1.pdf.]

Hoffmann, Maja, et Roland Paulsen. 2020. «Resolving the “Jobs-Environment-Dilemma”? The Case for Critiques of Work in Sustainability Research», Environmental Sociology, 6 (4): 343–354.  http://doi.org/10.1080/23251042.2020.1790718.

Jochum, Georg, Thomas Barth, Sebastian Brandl, Ana Cárdenas Tomažič, Sabine Hofmeister, Beate Littig, Ingo Matuschek, Stephan Ulrich et Günter Warsewa. 2020. «Nachhaltige Arbeit: Eine Forschungsagenda zur sozial-ökologischen Transformation der Arbeitsgesellschaft», Arbeit, 29 (3–4): 219–233.  http://doi.org/10.1515/arbeit-2020-0016.

Méda, Dominique. 2018. «Work and Employment in a Post-Growth Era», dans Post-growth Economics and Society: Exploring the Paths of a Social and Ecological Transition, publ. sous la dir. d’Isabelle Cassiers, Kevin Maréchal et Dominique Méda, 13–30. Abingdon: Routledge. [Version originale en français sous le titre «L’emploi et le travail dans une ère post-croissance», dans Vers une société post-croissance: intégrer les défis écologiques, économiques et sociaux, 35-75, La Tour-d’Aigue, Éditions de l’Aube, 2017.]

OIT. 2015. Principes directeurs pour une transition juste vers des économies et des sociétés écologiquement durables pour tous. Genève: BIT.

OIT. 2019. Travailler pour bâtir un avenir meilleur: Commission mondiale sur l’avenir du travail. Genève: BIT.

Pruvost, Geneviève. 2021. Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance. Paris: La Découverte.

Vendramin, Patricia, et Agnès Parent-Thirion. 2019. «Redefining Working Conditions in Europe», dans The ILO @ 100: Addressing the Past and Future of Work and Social Protection, publ. sous la dir. de Christophe Gironde et Gilles Carbonnier, 273–294. Leiden: Brill Nijhoff.

Wimmer, Andreas, et Nina Glick Schiller. 2002. «Methodological Nationalism and Beyond: Nation-State Building, Migration and the Social Sciences», Global Networks, 2 (4): 301–334.  http://doi.org/10.1111/1471-0374.00043.