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Les services publics face aux crises interconnectées en Pologne: une gestion modelée par le capitalisme hétéroclite

Auteurs: Adam MROZOWICKI orcid logo (University of Wroclaw) , Juliusz GARDAWSKI (SGH Warsaw School of Economics) , Jacek BURSKI (University of Wroclaw) , Ryszard RAPACKI (SGH Warsaw School of Economics)

  • Les services publics face aux crises interconnectées en Pologne: une gestion modelée par le capitalisme hétéroclite

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    Les services publics face aux crises interconnectées en Pologne: une gestion modelée par le capitalisme hétéroclite

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Résumé

Dans cette nouvelle étude sur la diversité du capitalisme, les auteurs s’intéressent aux réponses apportées par les services publics polonais à des crises interconnectées, en l’occurrence la crise chronique des services publics aggravée par la pandémie et l’arrivée des réfugiés de guerre ukrainiens. Pour cela, ils mobilisent des entretiens qualitatifs avec différents acteurs – travailleurs, syndicalistes, cadres et représentants des pouvoirs publics – dans l’éducation, la santé et la protection sociale et montrent qu’en l’absence de réponse publique adaptée, imputable aux caractéristiques du capitalisme hétéroclite ou en patchwork, c’est l’ingéniosité et l’auto-organisation des travailleurs qui ont permis aux services publics de fonctionner.

Mots clés: capitalisme en patchwork, capitalisme hétéroclite, crises interconnectées, services publics, Pologne, COVID-19, guerre

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Publié le
2025-04-01

Examen par les pairs

Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs, de même que les désignations territoriales qui y sont utilisées, et leur publication ne signifie pas que l’OIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.

Titre original: «Patchwork Capitalism and the Management of Interlinked Crises by Essential Public Services in Poland» (International Labour Review, vol. 164, nº 1). Traduit par Alexia Auzière et Sophie Dubus. Également disponible en espagnol (Revista Internacional del Trabajo, vol. 144, nº 1).

1. Introduction

Pandémie de COVID-19, intensification des migrations forcées, guerres en Europe et au Moyen-Orient, crise de la dette, crise financière, crise de la cohésion sociale, crise énergétique, crise climatique mondiale… Longue est la liste des perturbations qui, ces dernières années, ont ébranlé de façon concomitante l’ordre social, déstabilisant l’humanité et les sociétés. Conjuguées, ces perturbations engendrent toute une série d’effets imprévisibles. Pour les besoins de cet article, il convient de distinguer deux types de crises: les crises prolongées ou chroniques (irréversibles), comme la crise climatique, et les crises temporaires (réversibles) telles que les crises économiques qui se produisent régulièrement. Pour désigner ces perturbations, qu’elles soient simultanées ou liées, les chercheurs parlent parfois de «crises imbriquées et qui se chevauchent» (Morin et Kern, 1999), de «polycrise» (Lawrence, Janzwood et Homer-Dixon, 2022) ou de «crises interconnectées»1, toutes ces expressions mettant l’accent sur «l’intersolidarité complexe des problèmes» (Morin et Kern, 1999, p. 74). Certaines crises interconnectées, comme la crise climatique mondiale ou la crise chronique des services publics dans les économies néolibérales (Keune, 2020), sont des processus à long terme et auraient pu, en principe, être anticipées. D’autres, comme la pandémie de COVID-19 ou la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, sont apparues beaucoup plus soudainement et ont pu constituer ou constituent encore une menace pour les fondements mêmes des ordres sociaux, politiques et économiques établis.

Dans cet article, nous analysons les effets des crises interconnectées en Pologne et les réponses qui y ont été apportées. Plus précisément, nous nous intéressons à l’imbrication de la crise chronique des services publics polonais et de deux crises temporaires, à savoir la pandémie de COVID-19 et l’afflux de réfugiés à la suite de la crise humanitaire provoquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, et à la manière dont les secondes ont amplifié la première. En Pologne comme dans d’autres pays (Keune, 2020), les services publics font depuis la fin des années 1990 l’objet de réformes visant à leur libéralisation et à leur privatisation partielle. Contrairement à ce qu’espéraient les décideurs, ces transformations, loin d’améliorer la qualité des services publics ou les conditions d’emploi, ont en réalité contribué à la pénurie de main-d’œuvre, à la baisse et au gel des salaires, à l’augmentation de la charge de travail et à la fragmentation des relations de travail collectives (Kozek, 2011). C’est pourquoi d’aucuns estiment que les réformes ont aggravé la crise chronique des services publics, dès lors interprétée comme le résultat d’un «long processus de détérioration, d’érosion et de changement négatif» (Vigh, 2008, p. 9).

Le cas de la Pologne nous permet d’étudier les stratégies déployées par les travailleurs essentiels de première ligne pour surmonter les conséquences de la crise des services publics conjuguées à des chocs soudains et exogènes (la pandémie de COVID-19 et la crise humanitaire engendrée par la guerre en Ukraine). Par «travailleurs essentiels de première ligne», nous désignons ceux qui ont dû faire face aux crises sur le terrain et s’organiser pour fournir les services essentiels à la reproduction de la vie sociale et économique dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de la protection sociale (Mezzadri, 2022).

Pour étudier plus en détail les raisons expliquant les déficiences de la gestion de la crise par l’État polonais et les stratégies d’adaptation utilisées par les travailleurs essentiels, nous mobilisons ici les travaux de recherche sur la diversité du capitalisme en Europe centrale et orientale (Nölke et Vliegenthart, 2009; Myant et Drahokoupil, 2011; Bohle et Greskovits, 2012) et appliquons à l’analyse des services publics le concept récemment créé de «capitalisme hétéroclite» ou «capitalisme en patchwork» (Rapacki, 2019), que nous développons. Ce concept rend compte d’une fragilité des institutions formelles due à des processus historiques ou à un effet de sentier, et accentuée par le démantèlement rapide des institutions du socialisme d’État, puis par les limitations imposées à l’intervention de l’État dans l’économie et la marchandisation partielle des services publics (Kozek, 2011). Ces phénomènes ont abouti à un ordre socio-économique aux caractéristiques hétéroclites, qui transparaît entre autres dans son ouverture à l’intégration de nouvelles composantes (institutions et organisations) incarnant des logiques institutionnelles diverses. Nous soutenons ici que la fragilité des fondations (ou du tissu institutionnel) de cet ordre pourrait expliquer les problèmes observés dans la mise en œuvre de réponses bien planifiées et efficacement coordonnées aux crises systémiques durables (Rapacki et Gardawski, 2019; Gardawski et Rapacki, 2021).

À quelques notables exceptions près (Hardy, 2009; Kozek, 2011; Popic, 2023), les études sur les modèles émergents du capitalisme dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) ne portent que rarement sur les transformations des services publics. Dans cet article, nous analysons les réponses aux crises à la fois sous l’angle de l’action publique et du point de vue des acteurs sur le terrain, à savoir des travailleurs, des syndicats et des cadres dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de la protection sociale. Nous cherchons ainsi à répondre aux questions suivantes: i) comment la crise des services publics, déjà ancienne, et reflétant les caractéristiques du capitalisme hétéroclite, a-t-elle affecté la préparation de ces secteurs aux conséquences de la pandémie de COVID-19 et de l’arrivée de réfugiés de guerre ukrainiens en Pologne? ii) comment les acteurs à différents niveaux hiérarchiques ont-ils réagi à la pandémie et à la crise humanitaire provoquée par la guerre en Ukraine? et iii) comment ces réactions ont-elles influencé l’organisation des services publics?

Pour cela, nous formulons trois hypothèses de recherche. Premièrement, en raison de la nature hétéroclite de l’ordre socio-économique en Pologne, la préparation aux crises interconnectées – c’est-à-dire les réponses stratégiques impliquant des «décisions prises par de hauts responsables politiques ou administratifs» (Popic et Moise, 2022, p. 511) – était insuffisante, et les mesures adoptées faisaient largement fond sur des arrangements ad hoc. Deuxièmement, à cause des lacunes dans la coordination institutionnelle des réponses aux crises, l’ordre socio-économique reposait sur les efforts collectifs venant de la base, fournis par les travailleurs au niveau opérationnel, c’est-à-dire sur «des décisions et des comportements qui visent en priorité à compenser les effets de la crise sur le terrain» (ibid.). Troisièmement, les crises interconnectées n’ont pas remis en question l’organisation hétéroclite des services publics, mais l’ont reproduite (ou «normalisée»), dans la mesure où l’incohérence de l’architecture institutionnelle a été renforcée par les perturbations anciennes, durables et concomitantes de l’ordre socio-économique.

Pour tester ces hypothèses, nous utilisons les données empiriques collectées dans le cadre du projet COV-WORK2. Celles-ci proviennent de 60 entretiens biographiques non directifs et de 13 entretiens en groupe de discussion avec des travailleurs, ainsi que de 23 entretiens avec des experts, à savoir des représentants de syndicats, d’organisations patronales et d’autorités locales et supralocales dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de la protection sociale (voir le tableau). Les entretiens biographiques non directifs, essentiellement menés en personne en 2021-2023 par l’équipe de recherche COV-WORK dans les voïvodies de Basse-Silésie et de Mazovie, nous ont permis de savoir ce que les crises signifiaient précisément pour les travailleurs dans le contexte plus large de leurs expériences biographiques. Les personnes interrogées étaient des enseignants en école primaire, des médecins et des infirmiers travaillant dans des hôpitaux et des membres du personnel de maisons d’accueil et de soins pour personnes à faibles ressources (dom pomocy społecznej, ci-après maisons d’accueil et de soins), comme des infirmiers, des aides-soignants et des physiothérapeutes. Quant aux groupes de discussion, ils ont été conduits à distance, grâce à la plateforme MS Teams, au printemps 2022 et réunissaient des professionnels des trois secteurs étudiés travaillant à Varsovie et plus largement dans la voïvodie de Mazovie. Ils ont principalement porté sur la qualité de l’emploi, les expériences professionnelles des enquêtés avant et pendant la pandémie et leur perception des conséquences de la pandémie sur leur organisation. Enfin, les entretiens avec les experts ont été réalisés à la fois en personne et en ligne en 2021 et en 2023 et se sont concentrés sur la gestion des crises dans les secteurs étudiés et sur le rôle du dialogue social dans cette gestion.

Composition des échantillons: entretiens biographiques et en groupes de discussion

Entretiens biographiques non directifs Entretiens en groupe de discussion
Femmes Hommes Âge moyen Femmes Hommes Âge moyen
Éducation 25 4 44 28 6 41
Santé 12 7 44 34 7 41
Protection sociale 9 3 47 13 5 50
  • Source: Étude originale des auteurs.

Nous avons transcrit et anonymisé les données collectées et appliqué les procédures de codage thématique (Gibbs, 2007) à l’aide du logiciel Atlas.ti pour systématiser les codes. Par ailleurs, nous avons consulté les travaux de l’office central de statistique polonais (GUS, Glówny Urzad Statystyczny) et les rapports existants (tel que NIK, 2021) pour comprendre la dynamique de l’emploi et des relations de travail collectives dans les secteurs étudiés.

Le reste de l’article est organisé comme suit: dans la deuxième partie, nous décrivons la crise chronique des services publics et exposons les principales caractéristiques, théoriques et empiriques, du capitalisme hétéroclite qui a émergé dans les PECO. Nous analysons ensuite les réponses des acteurs sociaux aux crises interconnectées et nous les rattachons aux caractéristiques du capitalisme hétéroclite. Enfin, dans la quatrième et dernière partie, nous évaluons la pertinence du cadre conceptuel offert par le capitalisme hétéroclite dans l’analyse des réponses aux crises interconnectées en Pologne.

2. Crise chronique des services publics et capitalisme hétéroclite

2.1. Une crise des services publics

Dans cet article, nous postulons que les fondements institutionnels et sociaux d’un ordre socio-économique influent sur les modalités et l’efficacité de sa gestion des crises interconnectées. Les travaux de recherche sur le sujet font état d’une longue crise des services publics à la suite des réformes néolibérales menées dans la plupart des pays capitalistes en vue notamment d’instaurer les principes de la nouvelle gestion publique (New Public Management), de décentraliser et de privatiser les services publics et d’accroître le recours à la sous-traitance (Keune, 2020; Peters, 2012). D’aucuns affirment que la marchandisation et la libéralisation des services publics se sont traduites par une baisse de leur qualité, mais aussi une dégradation des conditions d’emploi des travailleurs, tendance qui s’est propagée dans d’autres pays d’Europe, d’Amérique du Nord et d’ailleurs, caractérisés par des régimes institutionnels différents (Greer et Umney, 2022; Kozek, 2011; Peters, 2012; Popic, 2023). La crise financière mondiale de 2008 a ensuite aggravé ce mouvement de détérioration en entraînant un gel des salaires, une augmentation de la charge de travail et un allongement de la durée du travail ainsi qu’une nouvelle érosion de la négociation collective (Keune, 2020). La libéralisation des services publics a en outre engendré une dualisation des conditions d’emploi dans le secteur public, les prestataires autrefois en situation de monopole ayant la possibilité d’offrir des salaires plus élevés et des conditions plus favorables que leurs nouveaux concurrents privés (Kozek, 2011).

Nous nous proposons ici d’analyser la crise des services publics à l’aide du concept anthropologique de «chronicité». Comme le défend Vigh (2008, p. 10), ce concept «nous amène à nous défaire d’une grille de lecture reposant sur la rupture et l’aberration au profit d’une interprétation mettant l’accent sur le caractère généralisé des états critiques». En ce sens, la crise des services publics est le résultat de l’incapacité persistante des institutions à remplir leurs fonctions, en particulier en ce qui concerne la reproduction sociale, c’est-à-dire «les structures, les pratiques, les activités et les domaines visant à la régénération quotidienne et intergénérationnelle de la vie et des relations capitalistes» (Mezzadri, 2022, p. 381).

Malgré certaines similitudes, les crises des services publics ont pris des formes différentes dans les pays européens, en fonction du contexte institutionnel ainsi que des stratégies et des choix des acteurs politiques (Kozek, 2011; Keune, 2020). La pandémie de COVID-19 a par exemple mis en évidence les disparités en termes de qualité des services publics essentiels. Outre l’insuffisante coordination des mesures adoptées face à la crise, le sous-financement et le manque de personnel ont eu pour conséquence un taux de mortalité plus élevé dans les pays qui avaient mis en œuvre les réformes néolibérales les plus poussées, à commencer par le Royaume-Uni et les États-Unis, mais aussi certains pays d’Amérique latine et certains PECO3. Selon Popic et Moise (2022), ce surcroît de mortalité dans les PECO peut aussi s’expliquer par les capacités plus faibles des systèmes de santé dans ces pays et par des décisions politiques ayant privilégié la réouverture précoce des économies au nom de la sauvegarde de l’emploi et de la compétitivité et au prix d’une augmentation des risques sanitaires. De même, les études et les documents consacrés à la gestion de l’afflux massif de réfugiés de guerre ukrainiens en Pologne (Mrozowicki, 2023; Rudnicki, 2023; RPO, 2023) pointent également des lacunes sur le plan stratégique.

Dans cet article, nous affirmons qu’il est nécessaire de prendre en compte la crise chronique des services publics et les caractéristiques fondamentales du capitalisme hétéroclite dans les PECO pour comprendre les réponses apportées par les travailleurs essentiels de première ligne aux difficultés engendrées par la pandémie et l’afflux de réfugiés. Dans la sous-section suivante, nous présentons les principales caractéristiques de cet ordre socio-économique.

2.2. Principales spécificités du capitalisme hétéroclite en Europe centrale et orientale

Après l’effondrement du système socialiste en 1989, les PECO (notamment les onze qui sont aujourd’hui membres de l’Union européenne, ci-après les PECO11) ont vu émerger un nouvel ordre socio-économique: le capitalisme et plus précisément le «capitalisme hétéroclite» ou «capitalisme en patchwork». En effet, de récentes contributions théoriques reposant sur le concept d’idéal type de Weber (Rapacki et Gardawski, 2019; Gardawski et Rapacki, 2021) et des résultats d’études empiriques (Rapacki, 2019) donnent à penser que la manifestation particulière du capitalisme dans les PECO11 présente des caractéristiques semblables à celles du modèle idéal typique du capitalisme hétéroclite défini dans ces mêmes travaux. Par son essence et ses caractéristiques les plus notables, le capitalisme hétéroclite diffère significativement des variétés ou modèles de capitalisme que l’on trouve en Europe occidentale et du capitalisme postcommuniste présent dans les autres pays de l’ancien bloc communiste (Rapacki, 2019).

Dans la sous-section suivante, nous présentons brièvement les principales composantes de l’idéal type du capitalisme hétéroclite né dans les PECO11. Conformément à la définition wébérienne du concept d’idéal type, les composantes d’un idéal type ne correspondent pas exactement à l’ordre observé dans un pays particulier, mais servent de référence pour l’étude et le classement d’ordres socio-économiques réels spécifiques en fonction de leur distance à l’idéal type. Dans cet article, il nous semble intéressant d’examiner les composantes de l’idéal type du capitalisme hétéroclite sous trois aspects, à savoir sa formation, son organisation institutionnelle et son fonctionnement (c’est-à-dire la façon dont il se déploie dans la réalité).

2.2.1. La formation du capitalisme hétéroclite

L’émergence du capitalisme hétéroclite dans les PECO11 tient à la longue durée (Braudel, 1969) ou à l’effet de sentier (David, 1994). Par conséquent, son architecture institutionnelle actuelle est formée d’un ensemble hétérogène d’éléments et de parties faiblement liés entre eux, hérités de différents ordres socio-économiques ou transposés à partir de ces derniers, lesquels peuvent être regroupés chronologiquement en trois grandes strates temporelles: i) l’héritage institutionnel féodal et capitaliste, ii) l’héritage du socialisme autoritaire, et iii) les importations d’institutions présentes dans différents types de capitalismes qui ont coexisté en Europe occidentale pendant la période de transformation systémique après 1989. Deux ruptures systémiques (le passage du capitalisme au socialisme en 1945-1948 et le retour au capitalisme après 1989) ont à chaque fois détruit le tissu institutionnel préexistant.

La construction du capitalisme a été menée à bien par les membres de l’élite qui ont réformé l’économie (l’élite disruptive) par un processus de destruction créatrice: après avoir démantelé l’architecture institutionnelle du socialisme d’État et privé la nomenklatura du pouvoir, ils ont lancé un programme de transformation systémique axé sur la privatisation des services publics (et en particulier leur libéralisation et leur marchandisation), la réduction de l’intervention de l’État dans l’économie, la déréglementation (notamment des relations de travail) et la décentralisation des structures économiques et administratives. Cette élite a entrepris de poser les fondations d’une économie de marché, idéalisant le modèle libéral. Cependant, ses membres n’aspiraient pas à devenir une classe de nouveaux propriétaires économiques, à la différence de ce qu’ont pu faire les élites réformatrices en Russie et dans les pays de la Communauté des États indépendants.

L’une des implications les plus importantes de l’implosion du socialisme dans les PECO11 en 1989 est l’absence initiale de capitalistes au niveau national au moment de la formation du nouvel ordre socio-économique. Autrement dit, ces pays ne comptaient pas de classe sociale ayant un intérêt économique à établir des institutions qui poseraient les bases d’un ordre capitaliste, puis à assurer la stabilité et la protection de cet ordre en mettant en place des barrières (et des coûts de transactions) à l’entrée pour les nouveaux acteurs et en veillant à ce que ces derniers se conforment aux règles du jeu (Gardawski et Rapacki, 2021).

L’élite disruptive n’a pas décidé de construire le capitalisme «par le bas», en mettant par exemple en place un système d’actionnariat salarié semblable aux plans d’actionnariat salarié que l’on retrouve aux États-Unis, ni «par le haut» en choisissant, entre autres options, de s’appuyer sur l’oligarchie. En réalité, le capitalisme dans les PECO11 a été créé «de l’extérieur», pour ne pas dire «de l’étranger», grâce à des capitaux étrangers (King et Szelényi, 2005), en particulier des investissements directs étrangers (IDE), dans la droite ligne des principes du Consensus de Washington. Les capitaux étrangers sont devenus l’un des piliers du processus de définition du nouvel ordre économique, à savoir celui d’une économie de marché dépendante (Nölke et Vliegenthart, 2009), et ils ont freiné l’émergence d’une classe d’oligarques à l’échelle locale. Les entreprises multinationales, c’est-à-dire les principaux vecteurs d’IDE dans les PECO11, ont bénéficié de barrières à l’entrée minimes et ont conservé toute latitude pour gérer le fonctionnement interne de leurs filiales dans ces pays, ce qui a contribué au développement d’un ordre économique hétéroclite. L’arrivée des multinationales et le pouvoir dont elles jouissaient mettent clairement en évidence la hiérarchie des priorités pour les gouvernements des PECO11, lesquels se sont avant tout employés à créer des conditions très favorables aux capitaux étrangers et à leur accumulation, souvent au détriment de la reproduction sociale au sens large.

L’adhésion à l’Union européenne (UE) a conduit, dans une certaine mesure, à une convergence institutionnelle et à une «uniformisation» des ordres socio-économiques dans les PECO11, mais elle a également constitué une sorte de choc exogène, du moins à court et à moyen termes, qui a temporairement accentué leur hétérogénéité sur le plan institutionnel. Pour ce qui est des services publics, l’adhésion à l’UE a donné une impulsion supplémentaire à leur libéralisation et à leur marchandisation, sous l’effet de la transposition des règles européennes dans les PECO11 (Keune, 2020).

2.2.2. Organisation institutionnelle

Les racines historiques du capitalisme hétéroclite tout comme sa formation contemporaine transparaissent dans plusieurs traits particuliers de son organisation institutionnelle hétérogène dans les PECO11, les plus prononcés étant:

  1. La fragilité fondamentale du «tissu institutionnel», c’est-à-dire des institutions de base qui définissent les règles du jeu au sein de l’ordre socio-économique existant.

  2. Les incohérences et le manque de complémentarité de l’architecture institutionnelle, qui se traduisent par de multiples lacunes et de nombreuses inadéquations entre les éléments qui la constituent.

  3. La coexistence de mécanismes de coordination variés – voire divergents – en ce qui concerne les décisions/actions prises par les acteurs sociaux et économiques dans les différents domaines de l’architecture institutionnelle et au sein de ceux-ci (Rapacki, 2019)4. Ainsi, la concurrence sur le marché des produits et l’intermédiation financière sont régies par des mécanismes de coordination hétérogènes et basés sur le marché, tandis que, dans le système du savoir (c’est-à-dire l’innovation, la recherche et l’éducation), c’est la coordination hiérarchique qui tend à être le mécanisme le plus répandu. En revanche, dans le secteur du logement et dans le système de protection sociale, les mécanismes de coordination personnalisés dominent, y compris la coordination familiale et la connivence (Czerniak, à paraître; Meardi et Guardiancich, 2022; Rapacki, 2019). Cette situation globale aboutit à de très nombreuses frictions, à des capacités inutilisées et à des imperfections systémiques.

  4. Le décalage entre institutions formelles et informelles et le faible ancrage social des premières. Historiquement, les PECO11 se caractérisent par des institutions formelles faiblement développées, une administration centrale asthénique et une application lacunaire des lois. Au XIXe siècle, période cruciale pour la formation des sociétés modernes, les nations des PECO11 n’avaient pas le statut d’État indépendant et étaient subordonnées à des pouvoirs étrangers et oppressifs. Dans leur vie collective, les gens ne se reconnaissaient pas dans les institutions formelles, mais dans les institutions informelles, ce qui a renforcé la solidarité organique des petits groupes et permis aux nations de survivre dans un environnement hostile. Ces modèles de valeurs se sont consolidés dans les périodes d’oppression liées au régime totalitaire et au socialisme autoritaire, périodes qui ont par ailleurs fait émerger un certain sens de la débrouillardise et d’un type spécifique d’entrepreneuriat ou de recherche de rente dans l’économie parallèle. Le capital social exclusif (qui «unit») reposant sur la confiance au sein de petits groupes s’en est trouvé accru, et le capital social inclusif (qui «relie») basé sur la confiance envers les autres groupes et l’autorité, affaibli (Putnam, 2000). En particulier, «l’ingéniosité» et la tendance à «prendre les choses en main», sans se soucier des règles officielles, se sont révélées une constante de la mentalité sociale dans le capitalisme hétéroclite et ont permis des ajustements au niveau micro lors du déclenchement de la récente polycrise.

  5. Patchwork axiologique. La multiplicité des valeurs partagées par la société et leurs incohérences internes accentuent l’hétérogénéité de l’organisation institutionnelle dans les pays qui relèvent du capitalisme hétéroclite. En particulier, il apparaît que des valeurs contradictoires coexistent au niveau national, qu’elles sont remarquablement dispersées et qu’elles divergent des principes de l’économie de marché (Gardawski, 1996; Nowak, 1979; Lissowska, 2020; Maszczyk et al., 2023). Plus précisément, le concept idéal typique du patchwork axiologique renvoie à une situation dans laquelle la cohésion sociale se délite et, par conséquent, certains segments autonomes d’une société (groupes sociaux) se retrouvent complètement isolés ou finissent par constituer des monades fermées unies par des systèmes de valeurs complètement différents les uns des autres. Dans la pratique sociale, on retrouve ce patchwork axiologique dans les sociétés si profondément divisées sur le plan idéologique que les différents groupes ne se livrent à aucun débat d’idées, préférant s’ignorer complètement.

  6. Faibles barrières et coûts (de transaction) à l’entrée dans l’ordre hétéroclite, ce qui facilite l’adjonction de nouvelles organisations et institutions reposant sur des logiques internes différentes et souvent divergentes. Cette caractéristique fait du capitalisme hétéroclite un ordre en accès libre, contrairement à la plupart des autres types hétérogènes de capitalisme.

2.2.3. Fonctionnement

En raison des origines de l’idéal type du capitalisme hétéroclite et de l’organisation institutionnelle qui lui est propre, le capitalisme hétéroclite est susceptible de présenter plusieurs particularités dans son fonctionnement, parmi lesquelles une propension au flottement du développement, de nombreuses défaillances des pouvoirs publics (Buchanan et Tullock, 1962), un sous-développement et une crise chronique des services publics, un faible soutien des pouvoirs publics aux acteurs économiques durant les crises et de nombreuses possibilités d’expression de l’esprit d’entreprise ou du sens de la débrouillardise spontanés sur le terrain.

2.3. Un tableau empirique du capitalisme hétéroclite

Maintenant que nous avons examiné les principales caractéristiques de l’idéal type du capitalisme hétéroclite dans les PECO11, nous allons décrire brièvement ses caractéristiques empiriques (c’est-à-dire le type moyen ou statistique au sens de Weber) à partir d’un cas précis, celui de la transformation du système et de la formation d’un nouvel ordre socio-économique en Pologne. Depuis 2015, le pays a connu un certain nombre d’évolutions qui peuvent apporter un éclairage empirique sur les liens entre les principales spécificités du capitalisme hétéroclite et la gestion des crises interconnectées par les services publics. Dans ce contexte, il convient de souligner les éléments suivants du fonctionnement réel de l’ordre socio-économique polonais:

  1. L’accélération de la captation de l’État et des secteurs clés de l’économie par les responsables politiques, qui renforce le rôle de la recherche de rentes comme moteur du modèle de développement (Szanyi, 2020) introduit par la classe composée des principaux détenteurs d’actifs de l’État, dont les membres décident librement des revenus qu’ils tireront de leurs fonctions (Szelenyi, 2016).

  2. Le net recul du respect des règles formellement contraignantes (dont témoigne notamment la pratique sans précédent d’infraction à la Constitution ou de «contournement» de cette dernière), sous l’effet de décisions dictées par l’intérêt politique actuel du parti de droite au pouvoir et prises à la discrétion des responsables de l’État.

  3. La défaillance croissante des pouvoirs publics, qui se manifeste notamment par une baisse de l’efficacité et de la capacité de l’État à réagir rapidement aux menaces inattendues et aux chocs exogènes. Cette situation résulte, entre autres, d’un processus de long terme par lequel l’État a lui-même limité les fonctions de base qu’il assurait en tant que fournisseur de biens publics essentiels et de biens d’intérêt social, et qui s’est traduit par la décision d’introduire des mécanismes de marché dans les services publics, engendrant une crise chronique de ces services.

La nature hétéroclite du capitalisme en Pologne a également influencé la manière dont son architecture institutionnelle (dans son aspect formel) – en particulier les institutions publiques – a réagi aux grands chocs extérieurs qui ont récemment frappé le pays, à savoir la pandémie de COVID-19 et la crise humanitaire provoquée par la guerre en Ukraine. Premièrement, à l’apparition de la pandémie, le gouvernement a pris des mesures immédiates pour contenir la propagation du virus et protéger la population contre les risques sanitaires liés au COVID-19. Il a notamment mis en œuvre de nouvelles dispositions institutionnelles ad hoc (confinements, distanciation sociale, travail et enseignement à distance, par exemple) ou adapté des pratiques existantes (comme la quarantaine et les programmes de vaccination) pour faire face à cette situation de crise inédite. Parmi les nouvelles dispositions figuraient plusieurs paquets réglementaires, formant ce que l’on a appelé des boucliers anticrise (tarcze antykryzysowe), destinés à soulager les acteurs considérés comme étant les plus touchés par les confinements – et qui étaient plus souvent des entreprises que des travailleurs individuels – grâce à des transferts budgétaires ou à des allègements fiscaux (notamment de cotisations de sécurité sociale) compensatoires.

Deuxièmement, le système public de soins de santé a réagi de façon tardive, incomplète, sélective et inadéquate aux défis posés par la pandémie. La pandémie a en particulier mis au jour la vulnérabilité du système face à des chocs exogènes défavorables dont l’origine se trouve dans les incohérences de sa structure, ses multiples lacunes et inadéquations, son sous-financement chronique et ses nombreux dysfonctionnements organisationnels. De façon plus générale, la pandémie a révélé les défaillances de plus en plus marquées de la puissance publique. Dans un tel contexte, ceux qui occupaient des postes ordinaires ont été contraints de faire preuve d’ingéniosité individuelle et d’entreprendre des actions inhabituelles.

Enfin, la réponse des pouvoirs publics face à l’arrivée massive de réfugiés due à l’invasion de l’Ukraine s’est caractérisée par une implication relativement faible de l’État et par des atermoiements du côté des organismes publics. À l’inverse, la société polonaise a fait montre d’une effervescence collective sans précédent, constituant un remarquable exemple d’expression ad hoc de la société civile.

Ce tableau empirique du capitalisme hétéroclite ne serait toutefois pas complet sans une brève analyse de ses résultats selon une approche comparative plus large. À cet égard, il nous semble particulièrement intéressant de nous arrêter sur un certain nombre d’aspects synthétisant les résultats relatifs du capitalisme hétéroclite sur le plan économique et, plus généralement, sur celui du développement par rapport à d’autres modèles5. S’agissant tout d’abord des résultats économiques, précisons que, depuis leur entrée dans l’UE à partir de 2004, les PECO11 sont parvenus à réduire considérablement leur écart de développement par rapport au «noyau» de l’UE (leur PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat est passé de 53 pour cent de la moyenne de l’UE des 28 en 2004 à 73 pour cent en 2019) tout en dépassant les économies grecque et portugaise. Il est très important de noter que la croissance économique et le processus de convergence des revenus réels ont fait du capitalisme hétéroclite le modèle le plus résilient dans l’UE face à la crise du COVID-19. C’est en effet dans ce groupe que la «récession associée à la pandémie» a été la moins forte et la plus courte et que le rebond qui a suivi (également imputable aux conséquences de la guerre en Ukraine) a été le plus vigoureux (Maszczyk et al., 2023). Pour autant, la pandémie de COVID-19 combinée à l’arrivée des réfugiés de guerre ukrainiens a eu des effets négatifs sur l’économie. En témoigne la détérioration des principaux indicateurs de l’équilibre macroéconomique global dans les pays à capitalisme «hétéroclite», surtout ceux concernant la stabilité des prix et le solde budgétaire des administrations publiques. Ainsi, l’accélération de l’inflation et l’accentuation des déséquilibres budgétaires sont devenues les principaux amortisseurs des chocs dans ces pays, limitant les éventuelles répercussions sur les autres pans de l’économie.

En ce qui concerne le développement, il convient de noter que la politique relativement fructueuse de préservation de la croissance du PIB et du niveau d’emploi dans les PECO11 durant ces crises a eu un coût économique et social élevé et a alimenté l’inflation, la poussant à des niveaux inégalés dans l’UE (Maszczyk et al., 2023). En outre, comparés aux pays caractérisés par un autre modèle de capitalisme, les pays à capitalisme hétéroclite ont été parmi les moins efficaces en matière de gestion des risques sanitaires associés à la pandémie: ils ont enregistré le taux de surmortalité et le ratio de sacrifice sanitaire les plus élevés de l’UE (Próchniak et al., 2022)6.

Ces constats montrent que la relative bonne tenue de l’économie s’est faite au détriment de la reproduction sociale au sens large et de la réalisation d’un ensemble d’objectifs de développement socio-économique à plus long terme, en particulier ceux qui sont censés permettre à un pays de surmonter les difficultés posées par les crises interconnectées (liées au changement climatique, à la crise environnementale, aux risques sanitaires, à l’évolution démographique, à l’immigration et à la sécurité au sens large, etc.). Parallèlement, cet ordre hétéroclite n’a pas réussi à modifier les caractéristiques traditionnelles de son avantage concurrentiel international (faibles coûts et faible valeur ajoutée, entre autres), ce qui se traduit par un flottement du développement (voir Gardawski et Rapacki, 2021) et conforte la place des PECO11 dans la division internationale du travail à la (semi-)périphérie de l’Europe. Plus important encore, des signes de «démantèlement» de l’État-providence dans certains PECO11 (dont la Pologne), parallèlement aux processus de libéralisation, de marchandisation et de privatisation partielle des services publics sont visibles dans l’évolution de l’ordre hétéroclite depuis 2004.

À la lumière des réflexions exposées jusqu’ici, nous formulons l’hypothèse suivante pour la partie empirique de cette étude: sous l’angle de l’avantage institutionnel comparatif, le modèle du capitalisme hétéroclite présente une résilience assez faible face aux défis soulevés par des crises soudaines, imprévues et interdépendantes et une capacité restreinte à y répondre. Dans la section 3, nous établissons un lien entre certaines caractéristiques du capitalisme hétéroclite et les réactions de différents acteurs du secteur public en Pologne au moment de la pandémie de COVID-19 et de l’arrivée des réfugiés ukrainiens. Dans l’analyse qui suit, nous mettons en particulier l’accent sur le rôle social des institutions informelles et de l’ingéniosité des acteurs, ainsi que sur les capacités de coordination limitées de l’État (gestion stratégique), éléments qui se sont avérés les plus importants dans les expériences des travailleurs du secteur public.

3. Analyse empirique des réponses stratégiques et opérationnelles aux crises dans les services publics

L’analyse empirique présentée dans cette section porte exclusivement sur deux chocs exogènes: la pandémie de COVID-19 et l’invasion russe de l’Ukraine, qui a provoqué l’arrivée de réfugiés ukrainiens en Pologne à compter de février 2022. Les effets de ces deux crises se sont surtout fait sentir sur les conditions de travail dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de la protection sociale. Nous avons donc mené des entretiens qualitatifs auprès de travailleurs sur le terrain, de cadres, de syndicalistes et de représentants de l’État actifs dans ces secteurs afin d’étudier en détail les réponses des acteurs sociaux aux crises qui ont frappé ces trois secteurs entre 2020 et 2023. Ces entretiens nous permettent également d’établir des liens entre ces réponses et les caractéristiques du capitalisme hétéroclite exposées plus haut et d’en montrer les recoupements avec la crise chronique des services publics. Face à ces crises, les acteurs sociaux ont réagi en appliquant à la fois des mesures de riposte adoptées par le gouvernement au niveau «stratégique» selon une approche descendante et des stratégies d’adaptation conçues par la base au niveau «opérationnel», sur le lieu de travail, par la direction et les travailleurs (Popic et Moise, 2022). Il ressort de ces entretiens que le rôle crucial des secondes dans la gestion des crises tient au manque d’efficacité et de coordination des premières.

Les défaillances du niveau «stratégique» ont déjà été analysées dans les sections précédentes consacrées au fonctionnement et aux résultats du capitalisme hétéroclite. Face à la pandémie, la première réaction du gouvernement polonais a été d’imposer un confinement «strict» relativement tôt. Cependant, à l’instar des gouvernements des autres PECO11, il a assoupli les restrictions à partir de la deuxième phase de la pandémie afin de préserver l’activité économique, malgré l’alourdissement rapide du coût humain (Popic et Moise, 2022). Les décisions stratégiques dans les secteurs étudiés se sont révélées tout aussi incohérentes. Dans le domaine de la santé, des unités COVID-19 ont été créées dans les hôpitaux ordinaires pour faire face à la hausse des cas d’infection. Le personnel médical et infirmier affecté à ces unités d’une importance capitale a été détaché d’autres services et manquait donc souvent d’expérience dans le traitement des maladies infectieuses. De plus, dans un système confronté à une pénurie chronique de professionnels dès avant la pandémie, la réaffectation d’une partie du personnel à la lutte contre le COVID-19 a considérablement retardé certaines prestations de soins déjà programmées, ce qui a eu une incidence négative sur les résultats en matière de santé (NIK, 2023). Par ailleurs, une indemnisation financière devait compenser l’augmentation de la charge de travail du personnel médical en contact direct avec des patients atteints du COVID-19. En avril 2020, le gouvernement a adopté une allocation COVID-19 correspondant à 100 pour cent du salaire, dans la limite de 15 000 zlotys7. Mais, dans les faits, de nombreux travailleurs dans les secteurs de la santé et de la protection sociale n’avaient pas droit à cette allocation et les règles de versement n’étaient pas claires.

Autre exemple de mesure inefficace, la décision prise au printemps 2020 de créer des hôpitaux dits «temporaires» réservés aux patients atteints du COVID-19 a été vivement critiquée par la cour des comptes polonaise (NIK, Najwyższa Izba Kontroli) (ibid.). À partir de l’automne 2020, 33 établissements de ce type ont été instaurés. Dans la synthèse de son rapport, la NIK explique que «les hôpitaux temporaires destinés aux patients infectés par le COVID-19 créés en Pologne à partir d’octobre 2020 dans des proportions jamais égalées en Europe ont été instaurés sans aucun plan, sans analyse solide des données relatives à la situation épidémique et à la disponibilité du personnel médical, et sans calcul des coûts associés» (ibid.).

Les réorganisations décidées au sommet ont été plus limitées dans le secteur de la protection sociale. En mars 2020, conformément au texte législatif relatif aux mesures spéciales liées à la prévention du COVID-19, d’autres maladies infectieuses et des situations d’urgence qu’ils provoquent ainsi qu’à la lutte contre ces derniers et à leur élimination8, les gouverneurs de province ont pris plusieurs arrêtés concernant les maisons d’accueil et de soins relevant de leur juridiction (Glac et Zdebska, 2020) en vue notamment d’interdire les sorties, sauf en cas de consultation médicale, ainsi que les visites. Toutefois, leur application était tributaire du contrôle exercé par les gouverneurs provinciaux, contrôle qui, même avant la pandémie, était limité, surtout en ce qui concerne les établissements privés (NIK, 2020). En outre, les maisons d’accueil et de soins se sont trouvées confrontées à une pénurie de personnel à partir d’avril 2020 lorsque les autorités ont interdit au personnel médical en contact avec des patients infectés par le COVID-19 de travailler dans plus d’un établissement. Avant la pandémie, la plupart des médecins et des infirmiers ne travaillaient qu’à temps partiel dans les maisons d’accueil et de soins, pour compléter leurs revenus: ils ont donc choisi l’hôpital comme lieu de travail principal après l’entrée en vigueur de cette interdiction. Cet effet pervers montre une fois de plus les défaillances de la planification stratégique dans la riposte à la crise.

Des trois secteurs étudiés dans cet article, c’est l’éducation qui a connu la réorganisation du travail la plus radicale: l’enseignement à distance a été déployé le 25 mars 2020, soit quasi immédiatement après le début de la pandémie, sans aucune phase de préparation pour déterminer le matériel à utiliser, les procédures à appliquer ou les aménagements à mettre en place. Il a ensuite été levé puis rétabli pour des périodes plus courtes et sous différentes formes durant les années scolaires 2020/21 et 2021/22. Lors du passage à l’enseignement à distance, les pouvoirs publics ont accordé aux enseignants une somme modique (500 zlotys) afin de couvrir le coût de l’équipement informatique. Les réglementations sur le travail et l’enseignement à distance s’appuyaient sur des amendements non stratégiques et conjoncturels et sur des correctifs juridiques et font l’objet de consultations avec les partenaires sociaux depuis le printemps 2020 mais, si l’on met de côté les règlements anticrise qui prévoyaient des solutions ad hoc, il a fallu attendre janvier 2023 pour que le droit du travail soit modifié. Pour la cour des comptes (NIK, 2021), l’absence d’une approche systémique de l’enseignement à distance, le caractère circonstanciel des décisions du ministère de l’Enseignement et des Sciences et les changements fréquents de la législation ont été des facteurs de déstabilisation du fonctionnement des écoles. Il convient de noter que toutes ces réponses à la crise décidées en haut lieu ont été mises en œuvre sans réelle concertation approfondie avec les syndicats et les organisations d’employeurs et, surtout, sans communication préalable ni préparation quant aux ressources matérielles à utiliser ou aux procédures à appliquer (Czarzasty et Mrozowicki, 2023).

L’arrivée massive de réfugiés après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 n’a pas entraîné de modification majeure de l’organisation du travail dans les secteurs de la protection sociale ou de la santé. Dans les mois qui ont suivi, l’éducation a été le domaine le plus touché par cet afflux dans la mesure où le nombre d’élèves ukrainiens a fortement augmenté dans tous les niveaux d’enseignement. D’après les données publiées par le ministère de l’Enseignement et des Sciences, plus de 180 000 élèves ukrainiens étaient scolarisés dans le système polonais en février 20249. Dans une lettre adressée en mars 2023 au ministre de l’Enseignement et des Sciences, le Commissaire polonais aux droits de l’homme a attiré l’attention sur plusieurs problèmes non résolus en lien avec la scolarisation des enfants ukrainiens dans les écoles polonaises, dont certains mettant clairement en évidence un sous-financement et un manque de cohérence de l’action publique (RPO, 2023). Parmi les problèmes cités figuraient le manque de moyens humains et financiers qui entravaient la création de classes préparatoires pour les enfants ukrainiens, la non-modification du programme scolaire de base et l’offre limitée de formations à l’accompagnement d’enfants souffrant de traumatisme de guerre pour les enseignants. Le commissaire a également souligné le nombre insuffisant d’assistants interculturels, d’autres sources indiquant qu’il s’agissait généralement de femmes réfugiées, recrutées en grande partie grâce à des fonds non étatiques, en particulier des subventions d’organisations internationales comme l’UNICEF (Kozakiewicz, 2023). Tous ces éléments dessinent le même mode de gestion de crise que celui observé lors de la pandémie de COVID-19, à savoir un mode dépourvu de vision stratégique.

Prenant en compte la faiblesse et les incohérences de la stratégie descendante de gestion de crise au niveau macro, nous analysons dans la section suivante les réponses apportées à la crise aux niveaux méso et micro. Nous étudions de façon approfondie la façon dont la pandémie de COVID-19 et l’arrivée des réfugiés de guerre ukrainiens se sont entremêlées et ont amplifié les difficultés chroniques rencontrées par les travailleurs dans les services publics essentiels. Étant donné que la crise humanitaire liée à la guerre a eu un impact plus important sur l’éducation que sur la santé et la protection sociale, l’expérience des enseignants est la plus révélatrice de ces interactions. Nous mettrons l’accent sur trois grandes dimensions de la réponse des travailleurs aux crises interconnectées: i) le chaos organisationnel qui a perturbé le processus de travail; ii) l’auto-organisation et l’ingéniosité des travailleurs; et iii) les freins à la mobilisation des travailleurs résultant d’une tendance à normaliser les crises concomitantes.

3.1. Un chaos organisationnel: problèmes de gestion et opportunités d’innovation

Dans tous les entretiens, nous avons posé aux personnes participant à l’enquête des questions sur le début de la pandémie et sur les autres types de crises qu’ils avaient vécus depuis 2020. Après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, nous les avons interrogés sur les conséquences de cet événement sur leur vie et sur leurs conditions de travail.

Beaucoup d’entre eux ont évalué négativement la préparation de leur institution à la crise provoquée par la pandémie de COVID-19. Si les problèmes n’ont pas été les mêmes partout, le début de la pandémie a été caractérisé par un chaos organisationnel dans tous les secteurs, corroborant l’idée d’un manque, voire d’une absence de coordination des stratégies de crise conçues en haut lieu.

Le premier mois, c’était le grand chaos. Il n’y avait rien, pas de gants, pas de lunettes, pas de… Enfin, il y en avait, mais c’était toujours… c’était à usage multiple. Donc, on entrait quelque part et, quand on devait sortir, il fallait tout enlever, tout désinfecter, tout jeter et remettre de nouveaux équipements (entretiens en groupe de discussion avec des membres du personnel infirmier).

Dans le cas de la santé, les hôpitaux des grands centres urbains étaient généralement mieux préparés que ceux des petites villes, en termes tant de ressources matérielles que de procédures et d’évaluation globale des modes de gestion de la crise (NIK, 2023). Dans certains cas, les procédures ont été définies par le personnel soignant lui-même – les médecins et les infirmiers, en concertation avec les cadres de service débutants, ont fixé l’organisation du travail dans certains services. La haute direction a dû compter sur l’engagement des travailleurs de rang inférieur en raison du manque chronique de personnel et de matériel et, surtout, de l’absence de procédures et d’instructions préétablies par les instances dirigeantes. Ces éléments laissent penser qu’il y avait peu de coordination du sommet vers la base, même dans le transfert de connaissances sur le COVID-19 au sein des structures organisationnelles.

S’agissant du secteur de la protection sociale, nous nous sommes concentrés sur la situation des maisons d’accueil et de soins particulièrement vulnérables à la propagation du virus en raison de l’état de santé déjà fragile des résidents (Glac et Zdebska, 2020). Dans ces établissements, les visites des familles et les sorties des travailleurs et des résidents ont fait l’objet de restrictions. Les membres du personnel devaient en outre se tenir prêts à être placés en quarantaine, auquel cas ils ne pouvaient rentrer chez eux et devaient rester sur leur lieu de travail. Enfin, de nombreux soins thérapeutiques et physiothérapeutiques ont été réduits ou suspendus, ce qui a entraîné une détérioration de l’état de santé des résidents et un déséquilibre important de la charge de travail.

Dans le secteur de l’éducation, la fermeture des écoles a obligé les membres de la direction, les enseignants, les élèves et les étudiants ainsi que leur famille à s’adapter rapidement à l’enseignement à distance. Dans ce domaine, comme dans celui de la santé, la qualité de l’organisation et les ressources matérielles sur le lieu de travail ainsi que la situation géographique de l’établissement scolaire ont été des facteurs déterminants dans la fluidité de la transition. En effet, dans les grandes villes, les écoles et les familles étaient mieux préparées à l’enseignement à distance – dans le sens où elles disposaient de plus de matériel et de compétences que dans les petites villes.

L’analyse des réponses collectives des enseignants à l’arrivée non anticipée de réfugiés ukrainiens en février 2022 dessine un tableau similaire. Cette crise humanitaire a amplifié les problèmes chroniques préexistants dans les écoles, dus à l’insuffisance des moyens humains et financiers. Les enseignants interrogés se sont plaints du manque de soutien des pouvoirs publics face aux difficultés de communication avec les élèves ukrainiens qui ne parlaient pas polonais, difficultés qui ont accru leur charge de travail, et du manque de supports pédagogiques en ukrainien:

Une fois de plus, il s’est avéré qu’un enfant ukrainien avait été admis à l’école, et à juste titre, […] mais les conditions d’enseignement des élèves polonais dans les classes mixtes [polonaises-ukrainiennes] n’étaient plus le problème du ministère de l’Enseignement et des Sciences, ni des autorités locales, c’était devenu le mien. Mon problème, un problème d’enseignant. […] Donc ici les enseignants sont livrés à eux-mêmes (entretiens avec des experts, représentant du syndicat des enseignants).

Les membres du personnel médical et infirmier ont également déclaré, quoique dans une moindre mesure, que leur charge de travail avait augmenté au moment de l’afflux de réfugiés de guerre et qu’ils s’étaient trouvés aux prises avec des réglementations obscures. Les réglementations relatives à la prestation de services médicaux à des citoyens ukrainiens manquaient tout particulièrement de clarté, notamment les recommandations concernant leur accès prioritaire à certains soins, ce qui a entraîné des tensions avec des patients polonais. En raison de la pénurie de professionnels à long terme, certains soignants et membres du personnel infirmiers ont également exprimé des craintes quant à l’incorporation de soignants ukrainiens, que l’on peut interpréter comme la peur de la concurrence sur le marché du travail. D’autres personnes interrogées (y compris des médecins) ont fait état de problèmes causés par l’intégration trop rapide de personnel médical ukrainien dans les hôpitaux, sans vérification préalable approfondie.

3.2. Auto-organisation et ingéniosité dans la gestion des crises

Le chaos organisationnel, imputable notamment aux incohérences et aux fréquentes modifications des règles et des recommandations, ainsi que le manque de communication et de coordination entre les différents niveaux de gestion de crise découlent de certaines caractéristiques fondamentales du capitalisme hétéroclite, telles que la fragilité du tissu institutionnel et l’hétérogénéité et la faible complémentarité de l’architecture institutionnelle. D’autres caractéristiques du capitalisme hétéroclite sont visibles aux niveaux méso et micro des réponses des travailleurs aux crises organisationnelles provoquées par la pandémie, en particulier le décalage entre institutions formelles et informelles, qui se traduit par une tendance à la «débrouillardise» sur le terrain en réaction aux lacunes du niveau «stratégique» de la gestion de crise.

La nécessité de réorganiser le processus de travail en situation d’urgence a conduit les travailleurs à faire davantage preuve d’innovation pour assurer le bon fonctionnement des services, un phénomène attesté par exemple dans les unités COVID-19 dans les hôpitaux. Comme le montrent les entretiens, dans un contexte de manque de ressources matérielles, humaines et technologiques, le fonctionnement des unités COVID-19 reposait essentiellement sur l’ingéniosité et les efforts du personnel qui y était détaché.

Je travaillais dans un autre service et je suis arrivée ou plutôt j’ai été jetée [dans l’unité COVID-19]. Au début, c’était comme ça, les filles prenaient des lits dans d’autres services pour les installer dans cette unité de leur propre initiative. Il n’y avait même pas d’équipe pour organiser tout ça. Tout était fait par les infirmières, toutes seules (entretiens en groupe de discussion avec des membres du personnel infirmier).

Dans le secteur de la protection sociale, les restrictions touchant le travail quotidien ont aussi parfois entraîné une réorganisation du processus de travail. Il est ainsi fréquemment arrivé que des membres du personnel des maisons d’accueil et de soins réalisent des tâches liées aux soins quotidiens des résidents alors qu’ils ne le faisaient pas avant la pandémie. Le témoignage suivant d’un syndicaliste travaillant comme aide-soignant dans une maison d’accueil et de soins en fournit un exemple extrême:

C’était le chaos total […]. Les employés géraient presque tout. On s’est organisés nous-mêmes, on savait ce qui était fait […]. Donc, en fait, le chaos a vraiment été évité grâce à… l’organisation en interne des aides-soignants (entretien biographique non directif, aide-soignant, maison d’accueil médicalisée).

Dans les écoles primaires, les autorités ont accordé beaucoup plus d’attention à l’acquisition de nouvelles compétences liées à l’enseignement en ligne mais, dans certains cas, le personnel a été porteur d’innovations. Les enseignants, généralement insérés dans des réseaux de collègues avant la pandémie, se sont souvent organisés en petit groupe de soutien, notamment pour apprendre à utiliser des applications comme Microsoft Teams et Zoom. Des enquêtés ont indiqué qu’ils avaient créé des supports didactiques originaux, comme des films éducatifs sur des thèmes précis:

J’ai commencé à me filmer, je me suis découvert des talents de comédienne, d’artiste. Je me faisais cours, je montrais aux enfants des choses, Maja [la fille de l’enquêtée] me filmait, ensuite elle téléchargeait la vidéo quelque part – je ne sais même pas où – et ensuite, ma vidéo apparaissait dans les supports de cours (entretien biographique non directif, enseignante).

Nous avons constaté des comportements innovants similaires, émanant de la base, dans les déclarations d’enseignants portant sur les réponses déployées lors de l’arrivée d’enfants ukrainiens dans leur école. Ils ont mentionné le recours très fréquent à Google Translate pour communiquer avec les enfants et les parents, la nécessité de créer de nouveaux supports pédagogiques et de préparer des cours dans les classes mixtes accueillant des enfants polonais et ukrainiens sans aucune rémunération de leurs efforts supplémentaires. Les témoignages de ce type ont été moins nombreux dans les autres secteurs étudiés, car l’arrivée des réfugiés de guerre ukrainiens y a posé des difficultés moins importantes.

3.3. Contestations et «normalisation de l’ordre hétéroclite» face aux crises interconnectées

Jusqu’à présent, notre analyse confirme nos deux premières hypothèses: les secteurs étudiés étaient mal préparés aux crises interconnectées et, faute de mécanisme de coordination efficace et cohérent, le fonctionnement de ces secteurs au quotidien reposait sur l’ingéniosité des travailleurs de première ligne et sur les réseaux informels. Ce résultat peut être mis en rapport avec l’environnement institutionnel du capitalisme hétéroclite, dans lequel les travailleurs et les bénéficiaires des services publics sont systématiquement confrontés à des défaillances, des incohérences et une mauvaise coordination des mesures de gestion des crises au niveau institutionnel.

Dans d’autres pays également, les travailleurs ont apporté des réponses et des innovations improvisées selon une approche ascendante (McCallum, 2022; Wiedner, Croft et McGivern, 2020), mais le capitalisme hétéroclite se caractérise par des défaillances à long terme dans la gestion stratégique des crises par l’État et une mobilisation collective relativement limitée face à la détérioration des conditions de travail dans le secteur public. Les discours des travailleurs essentiels sur les mesures d’adaptation aux crises font majoritairement apparaître des réponses individuelles et communautaires mises en place sur le lieu de travail et non des exemples de résistance collective ou d’expression d’un mécontentement comme observé dans d’autres pays (par exemple aux États-Unis, voir McCallum, 2022). Tant la pandémie que la crise provoquée par la guerre en Ukraine ont favorisé l’émergence de stratégies d’adaptation solidaires orientées vers la communauté; ces dernières ont été particulièrement importantes dans le soutien spontané et auto-organisé émanant de la base apporté aux réfugiés ukrainiens au printemps 2022. Toutefois, lorsque les crises se sont superposées, les stratégies d’adaptation fondées sur les actions d’individus et de petits groupes (équipes de travail, familles, quartiers) se sont avérées dominantes.

Les références à des mouvements collectifs de contestation n’étaient pas les mêmes selon les secteurs. Ainsi, les membres du personnel médical et infirmier interrogés avaient connaissance des actions des syndicats, du mouvement général de protestation et du «village blanc» (campement de manifestants) installé devant le bureau du Premier ministre polonais à Varsovie à l’automne 2021. La plupart des soignants au sens large (en particulier les infirmières) approuvaient les revendications portées par la contestation, mais n’y ont pas pris une part active. Certains des enseignants que nous avons interrogés ont évoqué leur participation à la grève nationale de 2019. Toutefois, ils nous ont généralement confié avoir été déçus par les résultats de cette action, qui leur a souvent laissé un goût amer.

Je pense que la situation a beaucoup changé après la grève [des enseignants] en avril 2019. Je me suis aperçue que la profession était beaucoup moins respectée. Les gens ont commencé à nous traiter, peut-être pas tous les enseignants, mais une grande partie d’entre nous, comme des inactifs, des profiteurs (entretien en groupe de discussion avec des enseignants).

Ce sentiment général de déception à l’égard du militantisme syndical n’est pas partagé par tous les travailleurs des maisons d’accueil et de soins. Ainsi, une syndicaliste interrogée a déclaré que la pandémie de COVID-19 avait contribué à consolider les syndicats dans ce secteur, notamment parce qu’elle avait forcé les aides-soignants à passer plus de temps ensemble, et qu’elle avait également mis en lumière certains problèmes liés aux conditions de travail, tels que le non-paiement des heures supplémentaires lorsque le personnel a dû rester dans les établissements après leur fermeture pour protéger les résidents.

Dans les écoles, les maisons d’accueil et de soins et les structures de soins de santé, les pénuries généralisées de main-d’œuvre, dues à la crise chronique des services publics, ont amené les travailleurs à adopter plus souvent des stratégies de «défection» (Hirschman, 1970): les salariés ont limité leur investissement personnel ou ont choisi de quitter leur emploi lorsque la charge de travail a augmenté sans contrepartie salariale significative. Certains problèmes des services publics sont certes de nature chronique, mais ils ont été exacerbés par les crises interconnectées, en raison de la forte intensification du travail, des nouvelles difficultés et, tout particulièrement dans les secteurs de l’éducation et la protection sociale, de la stagnation, voire de la baisse, des salaires nominaux.

Les principales réactions des travailleurs à la crise font apparaître un processus de normalisation de l’ordre hétéroclite, lequel se reproduit malgré les crises chroniques et la superposition des chocs. Certaines théories de la normalisation sociale décrivent le processus d’intégration des modes de pensée et de comportement induits par une crise dans les actions de routine quotidiennes (May et Finch, 2009). La perpétuation de la débrouillardise individuelle et le large recours aux réseaux informels comme principaux moyens de faire face à la crise sont cohérents avec l’organisation institutionnelle de l’ordre hétéroclite et ses autres caractéristiques fondamentales, les incongruités omniprésentes et l’absence de complémentarité entre les éléments constitutifs de son architecture institutionnelle, ce qui entraîne des carences au niveau «stratégique» de la gestion de crise. Ces constats confirment notre troisième hypothèse: la concomitance de chocs exogènes n’a pas modifié l’organisation hétéroclite des services publics. Dans un environnement institutionnel hétéroclite, il est attendu des citoyens, des travailleurs et des bénéficiaires des services publics qu’ils soient suffisamment résilients et ingénieux pour faire face aux chocs en l’absence de soutien coordonné descendant apporté par l’État.

4. Conclusions

Des services publics de qualité, bien gérés et accessibles sont essentiels à la reproduction quotidienne de la société. Or ce que l’on observe dans de nombreux pays, c’est une crise chronique des services publics alimentée par des réformes libérales – qui ont introduit des principes de rentabilité chers à la nouvelle gestion publique et des mécanismes de concurrence pour réduire les coûts – et exacerbée par une succession de chocs économiques, politiques et sanitaires (Kozek, 2011; Keune, 2020; Mezzadri, 2022). Cette crise se manifeste notamment par une pénurie de personnel et une surcharge de travail permanente, lesquelles se traduisent par une dégradation de la disponibilité et de la qualité des services publics. Les premiers à en pâtir sont les groupes économiquement défavorisés qui ne peuvent pas supporter le coût intégral de ces services. Il est donc raisonnable d’avancer que les crises exogènes qui se sont enchaînées en Europe depuis 2020, dont la pandémie de COVID-19 et la crise humanitaire provoquée par la guerre en Ukraine, sont venues se superposer à la crise persistante des services publics et l’exacerber.

In fine, ces «crises interconnectées» pourraient être interprétées comme une crise de la «reproduction sociale» (Mezzadri, 2022). La dimension familialiste profondément ancrée de l’État-providence polonais, renforcée par le gouvernement Prawo i Sprawiedliwość (droit et justice) (Inglot, Szikra et Raț, 2022; Meardi et Guardiancich, 2022) et les caractéristiques fondamentales du capitalisme hétéroclite ont favorisé le rôle prépondérant de la famille ou du groupe social primaire dans la gestion de la crise. Dans le même temps, l’action publique, qui pourrait atténuer les conséquences des crises, reste incohérente. Pourtant, la désillusion générale face à l’inefficacité de l’État n’a pas entamé le soutien des citoyens envers les services publics essentiels financés par l’État, qui est resté élevé et relativement stable après la pandémie (Gardawski et al., 2022; Sadura et Sierakowski, 2023).

Si la crise des services publics semble être commune à tous les pays d’Europe, ses manifestations, ses conséquences et les réponses qui y sont apportées diffèrent au niveau national (Keune, 2020). Dans cet article, nous avons choisi d’étudier le cas de la Pologne, pays qui, selon nous, a été particulièrement affecté par deux chocs exogènes: la pandémie de COVID-19 et la crise humanitaire provoquée par la guerre en Ukraine. Non seulement ces crises sont venues se superposer à la crise préexistante des services publics, mais elles se sont aussi confondues en partie l’une avec l’autre: leur chronologie est proche tout comme les défis qu’elles ont posés aux travailleurs du secteur public dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la protection sociale. Nous avons cherché à comprendre la relation entre les fondements institutionnels et sociaux de l’ordre socio-économique en Pologne et la gestion des crises interconnectées touchant les services publics, en nous concentrant sur les écoles primaires, les hôpitaux et les maisons d’accueil et de soins. Faisant fond sur l’idéal type du capitalisme hétéroclite développé dans plusieurs de nos précédents travaux (Rapacki, 2019; Gardawski et Rapacki, 2021), nous avons essayé de répondre à trois questions de recherche axées sur: i) le degré de préparation des secteurs de l’éducation, de la santé et de la protection sociale à la pandémie de COVID-19 et à l’afflux de réfugiés ukrainiens; ii) les réponses aux crises apportées par l’État et par les travailleurs; et iii) l’impact de ces réponses sur les services publics.

L’analyse théorique et empirique présentée dans cet article vient compléter les études antérieures sur la relation entre les modèles émergents de capitalisme dans les PECO11 et les transformations des services publics (Hardy, 2009; Kozek, 2011; Keune, 2020; Popic, 2023). Les réponses de l’État, des travailleurs et des cadres à la pandémie de COVID-19 et à la crise humanitaire sont en adéquation avec le modèle du capitalisme hétéroclite. Les lacunes de la gestion «stratégique» de la crise, qui se sont traduites par une préparation insuffisante des secteurs étudiés (et de l’État dans son ensemble) à la pandémie et à la crise causée par la guerre en Ukraine, sont liées aux principales caractéristiques de l’organisation institutionnelle de ce modèle, comme la fragilité fondamentale du tissu social, la faible complémentarité des éléments de l’architecture institutionnelle et la coexistence de plusieurs mécanismes de coordination dans différents domaines de la vie sociale. Le fonctionnement de ce patchwork institutionnel est également à l’origine des spécificités de la crise chronique des services publics en Pologne, aggravée par trois décennies de réformes visant à la libéralisation, à la marchandisation et à la privatisation des pouvoirs publics. L’idéalisation du modèle libéral des services publics, combinée à l’importance accordée par les autorités à la levée relativement rapide des restrictions durant la pandémie, est également cohérente avec l’idéal type du capitalisme hétéroclite, qui fait primer la performance économique sur la qualité du travail, de la vie et des services, et qui s’est révélé totalement inapproprié pour contenir les coûts humains de la crise engendrée par le COVID-19.

En ce qui concerne les réactions des travailleurs et des cadres subalternes aux crises, nous avons mis en évidence des correspondances avec l’organisation institutionnelle du capitalisme hétéroclite. En particulier, le décalage entre institutions formelles et informelles est un facteur essentiel pour expliquer ces réactions: de fait, les réponses déployées sur le terrain ont eu pour effet de «combler» les lacunes de la gestion stratégique des crises grâce à l’ingéniosité individuelle et collective et à l’auto-organisation spontanée. Or, il ressort de différents travaux que ces comportements sont des modes de gestion des crises répandus et bien ancrés dans l’ordre hétéroclite (voir Sitek, 1997; Rudnicki, 2023). Par ailleurs, un scepticisme profondément enraciné quant à l’efficacité de l’État et une méfiance à l’égard des institutions formelles favorisent les solutions venant de la base. Toutefois, comme le montre la dernière partie de notre analyse, les réponses collectives des travailleurs ont rarement donné lieu à des contestations, des grèves ou des actes de résistance ouverte visant à changer les «règles du jeu», autrement dit à une «prise de parole» au sens que lui donne Hirschman (1970). En effet, par rapport à d’autres pays européens, la Pologne n’a connu que très peu de manifestations de travailleurs durant la pandémie (Vandaele, 2021). L’absence combinée de réponses cohérentes et efficaces de l’État et des partenaires sociaux semble refléter le fossé grandissant entre les institutions formelles et les institutions informelles lors de chocs exogènes, typique des ordres hétéroclites, et qui mériterait certainement un examen plus approfondi. L’importance durable que revêtent, pour la gestion «opérationnelle» quotidienne des différentes crises, les relations informelles au sein de petits groupes sur les lieux de travail et en dehors favorise la persistance ou la normalisation du statu quo plutôt qu’un changement radical ou la formation venant de la base de nouveaux modèles socio-économiques.

Il serait intéressant de mener des travaux de recherche complémentaires pour déterminer si les types et les séquences des réponses collectives des travailleurs observés en Pologne se retrouvent dans les autres PECO. Cela permettrait de mieux comprendre la relation entre l’organisation et le fonctionnement du capitalisme hétéroclite et la manière dont les acteurs sociaux travaillant à différents niveaux des structures organisationnelles dans les services publics essentiels gèrent les crises.

Notes

  1. Voir, par exemple, https://news.un.org/pages/global-crisis-response-group/.
  2. Projet NCN OPUS 19 «COV-WORK: Socio-economic consciousness, work experiences and coping strategies of Poles in the context of the post-pandemic crisis» (conscience socio-économique, expériences de travail et stratégies d’adaptation des Polonais dans le contexte de la crise post-pandémie, financé par le centre national polonais des sciences) (projet UMO-2020/37/B/HS6/00479).
  3. Organisation mondiale de la santé (OMS), tableau de bord du COVID-19 de l’OMS (WHO Coronavirus COVID-19 Dashboard), https://covid19.who.int/table.
  4. Nous nous appuyons ici sur les classifications proposées notamment par Hall et Soskice (2001), Amable (2003) et Nölke et Vliegenthart (2009) ainsi que sur le concept de «capitalisme de connivence» forgé à l’origine pour décrire le cas philippin (Kang, 2002).
  5. Pour une analyse plus approfondie, voir Maszczyk et al. (2023).
  6. Le ratio de sacrifice sanitaire (ou du COVID) correspond au ratio nombre de décès supplémentaires/[taux de croissance annuel moyen en 2010-2019 – taux de croissance en 2020] (pour plus de détails, voir Próchniak et al., 2022).
  7. En 2020, le taux de change était de 3,9 zlotys pour 1 dollar É.-U.
  8. «Ustawa o szczególnych rozwiązaniach związanych z zapobieganiem, przeciwdziałaniem i zwalczaniem COVID-19, innych chorób zakaźnych oraz wywołanych nimi sytuacji kryzysowych», Dziennik Ustaw 2020 (journal officiel), point 374, 2 mars 2020.
  9. Otwarte Dane, «Uczniowie uchodźcy z Ukrainy w podziale na typy szkół, klasy i powiaty_stan na 01.02. 2024 », https://dane.gov.pl/en/dataset/2711,uczniowie-uchodzcy-z-ukrainy.

Remerciements

Cet article a été rédigé dans le cadre du projet NCN OPUS 19 COV-WORK: Socio-economic consciousness, work experiences and coping strategies of Poles in the context of the post-pandemic crisis, financé par le centre national polonais des sciences (projet UMO-2020/37/B/HS6/00479). Nous tenons à remercier les relecteurs et les éditeurs dont les précieux commentaires ont sensiblement amélioré la qualité de cet article.

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