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Livre

Suicide Voices: Labour Trauma in France, Sarah Waters.

Auteur: Heather CONNOLLY (Grenoble Ecole de Management)

  • Suicide Voices: Labour Trauma in France, Sarah Waters.

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    Suicide Voices: Labour Trauma in France, Sarah Waters.

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Publié le
2025-06-30

Cette note de lecture est également disponible en anglais (International Labour Review, vol. 164, no 2) et en espagnol (Revista Internacional del Trabajo, vol. 144, no 2). Traduit par Isabelle Lauze.

Cet ouvrage aborde la question du suicide au travail à travers l’analyse de cas concrets survenus dans les locaux d’entreprises françaises, à la suite de plans de restructuration justifiés par les mutations structurelles plus vastes de l’économie néolibérale mondialisée (p. 11). Ces réorganisations ont eu des effets dévastateurs sur les conditions de travail et, au lieu de faire appel à une instance collective telle qu’un syndicat, certains salariés soumis à un stress intense se sont exprimés par leur corps, en exerçant des formes de violence contre eux-mêmes ou contre autrui (p. 10). En France, des cas de suicide ont été signalés chez différentes catégories professionnelles (ingénieurs, infirmières, enseignants, ouvriers, caissières, agriculteurs, cadres, postiers et gendarmes), et plusieurs entreprises ont connu des «vagues» de suicide. Sarah Waters s’intéresse dans ce livre à celles qui ont touché trois groupes – La Poste, France Télécom (rebaptisé Orange) et Renault – et se penche sur 66 cas survenus entre 2005 et 2015. Ces suicides se sont produits à une étape très particulière de l’histoire de ces entreprises, à un moment de transformation profonde de l’organisation et du sens du travail.

Sarah Waters s’appuie sur des expériences subjectives, vécues et racontées pour étudier l’évolution des relations entre le capital et le travail dans l’économie néolibérale d’aujourd’hui. Les lettres de suicide lui servent ainsi à mettre en lumière les effets mortifères des processus économiques systémiques sur les «corps de chair et d’os au sein de lieux de travail en France» (p. 215).

Dans le premier chapitre, l’autrice retrace les liens de causalité complexes qui rattachent l’acte singulier, incarné et extrême du suicide aux processus systémiques, désincarnés et rationnels de l’économie. En partant d’un acte individuel, celui de se donner la mort, elle élargit la focale pour considérer l’ordre néolibéral dans son ensemble et étudier ses effets sur le vécu des salariés d’entreprises françaises. Elle assimile les suicides à une éruption symptomatique révélatrice des tendances générales, invisibles et systémiques qui déterminent l’ordre économique néolibéral. Son analyse nous montre que les vagues de suicides sont à bien des égards prévisibles dès lors qu’on les conçoit comme des réponses collectives et individuelles aux mutations socio-économiques. Émile Durkheim a ainsi établi que le suicide est un phénomène socialement déterminé et cyclique qui traduit les grandes transformations socio-économiques de la société à un moment donné et, en particulier, l’impact des crises économiques1. Christophe Dejours, dont les travaux apportent eux aussi un éclairage précieux, montre que les suicides au travail témoignent de la transformation majeure qui s’est opérée dans les rapports de pouvoir sur le lieu de travail et révèlent les effets de nouvelles formes de domination et de soumission2. L’autrice convoque donc des penseurs et des chercheurs de renom pour nourrir sa réflexion, mais s’appuie également sur des exemples de représentation du suicide dans les arts et la culture.

Le deuxième chapitre envisage les lettres de suicide comme des témoignages des répercussions de facteurs externes, et notamment des conditions de travail, sur le vécu des personnes dans le contexte néolibéral actuel. Le témoignage éclaire de l’intérieur les processus sociaux à l’œuvre, en nous livrant un récit de première main de la souffrance intime subie au quotidien à travers les expériences personnelles, subjectives et concrètes des individus. En conférant aux lettres de suicide valeur de témoignage, la souffrance privée, racontée dans un espace d’intimité traumatique, acquiert une signification publique et devient un moyen d’interroger l’ordre économique dans son ensemble.

Sarah Waters consacre son troisième chapitre à la vague de 21 suicides survenus à La Poste à la fin des années 2000. À l’époque, les plans stratégiques de l’opérateur de services postaux étaient axés à la fois sur des suppressions d’emplois massives et sur la transformation de l’entreprise, qui devait passer du statut d’opérateur public à celui de société de droit privé. Cette transformation s’est accompagnée de la mise en place de nouveaux modes de surveillance destinés à quantifier, contrôler et normaliser l’activité des postiers. L’analyse des lettres de suicidés montre que ce sont les pressions liées à la libéralisation et à la restructuration justifiées par le souci d’assurer la survie de l’entreprise qui ont poussé des travailleurs à se donner la mort.

Le quatrième chapitre traite des suicides chez France Télécom. Lorsque l’ancienne entreprise publique s’est rebaptisée Orange en 2013, elle s’est employée à transformer son image et à se réinventer en tant qu’acteur international des technologies numériques de pointe. Là encore, les suicides s’inscrivent dans le contexte de vastes transformations structurelles de l’économie et d’un changement de statut de l’entreprise, désormais soumise à une logique actionnariale et à la pression de la concurrence mondiale. Dans le cadre du plan de réorganisation, un tri fut opéré dans les salariés, qui furent classés et regroupés en deux catégories, les productifs et les improductifs, ces derniers étant poussés à démissionner au plus vite (p. 169). Les suicides survenus dans l’entreprise ont donné lieu à un procès correctionnel. France Télécom est la seule entreprise française à avoir été jugée au pénal pour harcèlement moral institutionnalisé de ses salariés. Trois anciens dirigeants ont été reconnus coupables.

Le cinquième chapitre est consacré au constructeur automobile Renault, où dix salariés ont mis fin à leurs jours et six autres ont fait des tentatives de suicide entre 2013 et 2017. Renault illustre une tendance plus globale du secteur extrêmement concurrentiel et mondialisé qu’est l’industrie automobile, puisque d’autres affaires de suicides ont eu lieu chez son concurrent français Peugeot-Citroën. Le plus choquant chez Renault, c’est que les suicides ont été le fait d’ingénieurs et de cadres hautement qualifiés qui occupaient des postes a priori enviables et bien rémunérés. En juin 2013, Renault, déjà reconnu coupable de faute inexcusable dans les suicides de deux de ses salariés, l’a été de nouveau pour un troisième cas.

Ce livre constitue sans nul doute une lecture éprouvante mais ô combien indispensable pour les universitaires, les praticiens, les militants et le grand public en général. On ne peut s’empêcher de se demander comment on a pu laisser se créer les situations qui ont conduit à ces suicides et pourquoi si peu de leçons ont été tirées de ces affaires. La France reconnaît les suicides comme accidents du travail depuis 2002 et, depuis la condamnation des dirigeants de France Télécom en 2019, les entreprises sont davantage passibles de poursuites, et les responsables politiques davantage sensibles aux risques psychosociaux dans l’entreprise. Mais, tant que prévaudront le modèle économique actuel et la logique néolibérale de maximisation des profits à tout prix, d’autres cas similaires ne manqueront pas de se produire. Une prise en compte accrue des causes des suicides liées au travail est peu probable dans l’ordre économique actuel, qui tend à occulter l’organisation du travail et à briser les formes individuelles et collectives de résistance, en faisant peser davantage la responsabilité des résultats sur les individus et en cherchant à détruire systématiquement le mouvement syndical.

Le livre offre une vision plutôt sombre de l’avenir du travail, sur fond de ce «désespoir» grandissant auquel pousse le néolibéralisme, pour reprendre les mots d’Ana Dinerstein3. Des contre-mouvements tels que les syndicats et les mouvements sociaux peuvent néanmoins faire prendre conscience des effets les plus néfastes du néolibéralisme et offrir des alternatives. Ces dernières années, plusieurs pays et secteurs ont connu des vagues de grèves et de manifestations. Le seul espoir, c’est que nous parvenions à resocialiser le capitalisme par ces actes de résistance.

Heather Connolly

Professeure associée en relations professionnelles

Grenoble École de Management

Notes

  1. Émile Durkheim, Le Suicide: étude de sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, 2013 [Paris: Félix Alcan, 1897].
  2. Christophe Dejours (dir.), Observations cliniques en psychopathologie du travail, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
  3. Ana Cecilia Dinerstein, The Politics of Autonomy in Latin America: The Art of Organising Hope, Londres, Palgrave Macmillan, 2015.